J’ai compris ce matin pourquoi « l’Elégance du Hérisson », de la légendaire Muriel Barbery, est un succès de librairie sans précédent. J’ai mis du temps, j’ai longtemps tâtonné, j’ai fait des enquêtes de proximité, j’ai interrogé amis, libraires, psychologues, sociologues, analystes, par monts et par vaux, et même des garagistes, de Marseille à Lille et de Bordeaux à Mulhouse ; sans être jamais totalement satisfait de leurs réponses un peu vagues, à tous ces gens, un peu désolées, parfois contradictoires. Mais ce matin, alors que rien ne m’y prédisposait, que ce livre surestimé était totalement sorti des derniers replis de mon cerveau, j’ai enfin compris.
D’un coup.
Grâce à ma concierge. Ma gardienne. Teresa Pires Tabuleiros. Un fantastique petit bout de femme célibataire, dans la quarantaine, d’une serviabilité et d’une discrétion peu communes (sous nos latitudes). Et avec laquelle je n’avais jamais véritablement parlé. Un peu agacé par des problèmes de poubelle collective, d’antenne collective et d’ascenseur en panne depuis trois mois, – outre une odeur de vieux poisson asiatique récurrente dans les escaliers –, je me présente donc tout à l’heure devant sa loge, en tongs et avec un bout de câble dans les mains. Dring. Elle m’ouvre. Courtoisement, je lui fais part de mes petits soucis sur le palier ; mais comme ça se prolongeait, que je supposais que ma prise d’antenne devait être défectueuse, tout ça, entrez, entrez, venez essayer chez moi, qu’elle me fait. Et je suis entré chez elle, oui, Teresa Pires Tabuleiros. Je suis entré chez elle et j’ai vu.
Ce que j’ai d’abord vu, pour être honnête, c’est l’austère simplicité dans laquelle vit cette bienveillante femme portugaise. Une pièce sombrette de trois mètres sur quatre, précédée d’un vestibule ; kitchenette, coin douche (probablement) ; un lit avec Jésus, une table avec un téléphone et quelques paperasses, un fauteuil fatigué couvert de peluches, et, évidemment, une petite télévision dans un coin. C’est à peu près tout.
C’est en m’approchant de la commode où était posée la télévision (pour accéder à la prise d’antenne, derrière) que j’ai dû sursauter : Non pas un Hérisson trônait à côté du poste, mais TROIS. Trois bestioles élégantes – ça oui, elle l’étaient pour le coup –, sans piquants, lisses et crème, dormaient bien rangées verticalement, toutes neuves. Qui semblaient narguer un dictionnaire « français-portugais » posé juste dessus, bien comme il faut. Tout neuf lui aussi. Incroyable image. Eclair. Euréka ! J’ai enfin compris ! Les hérissons se multiplient chez les concierges ! Quelle étrange affaire de clones que voilà ! Je liquide la question de l’antenne en vitesse et je demande à Teresa mais comment avez-vous eu ça ? Avez-vous lu ce livre ? ces livres ? Dites-moi, Madame Pires, ça m’intéresse. Ça m’intéresse énormément. C’est non sans rosir un peu qu’elle me répond, avec son adorable accent plein d’olives et de sardines, que c’est des « gens de l’immeuble » qui lui ont offert, pour Noël, pour les étrennes, pour l’occasion, parce qu’elle fait bien son travail (c’est vrai), parce que c’est super de parler des concierges comme ça, parce que vous allez voir comme c’est drôle cette histoire, comme c’est intelligent. Hein. Voilà. Trois livres. Trois hérissons. Tres ouriços. Pas encore traduits en portugais. Ça promet. Une amie à elle, qui s’occupe d’un immeuble de soixante-dix appartements, en a reçu cinq en trois ans. Qu’elle n’a pas lus malheureusement. Vous verrez, Madame, qu’ils lui ont dit, c’est pas si difficile, même en français, si vous avez un petit dictionnaire pour les mots compliqués… C’est une belle langue le français, vous verrez… Comme les gens sont gentils. Une fière idée ça. Entre les poubelles et le courrier. Merci monsieur, merci madame. Obrigada.
Enfin bon, j’ai compris, moi, le fameux coup du best-seller. Son mécanisme. « De mes propres yeux vu ». Ah c’est sûr qu’à ce rythme-là y’en a partout des hérissons. Petits petits petits… Allez allez allez… Et c’est pas fini. C’est qu’il y en a des concierges en France ! Et dans le monde entier ! On va être tout à fait envahis ! Joli coup Antoine, joli coup Muriel ! Joli coup les amis !
Je ne reviendrai pas sur la verbeuse préciosité, l’absence totale du moindre sens de la psychologie, sur la fin honteusement bâclée – consternante – de ce qu’il faut bien considérer comme un laborieux (mais habile, soit) « livre de prof de philo » ; d’aucuns en ont parlé avec abondance et je n’ai rien à ajouter ; mais ce que je trouve amusant dans cette histoire riche d’enseignements, c’est qu’elle montre à quel point la solution à une interrogation partagée par beaucoup, peut surgir, de manière impromptue, là où étrangement on l’attendait le moins : chez l’intéressée. Eh oui. Qui en est à la page 17, m’a-t-elle confié. Belle performance, Teresa. Courage. Persévérance.
A qui donne-t-on les étrennes à part la gardienne ? Au facteur, parfois ; aux pompiers quand ils passent. A qui fait-on des cadeaux, comme ça, par sympathie ?
Je vais réfléchir, en tout cas ; il me faut mon best-seller. Et j’ai déjà le titre : L’Eloquence du Pélican.