A pic

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el-condor

Dans les hauteurs glacées de la Bolivie d’aujourd’hui, parmi les condors mais loin des chèvres et des femmes courtes, habite un homme étonnant. Son nom est Pedro Almanzor de Huanchaca. Un écrivain de quatre-ving trois automnes. Un écrivain qui a la particularité d’écrire un mot par jour depuis 1964. Pensez : lorsque mon ami Takoshi Kamato, reporter-caméraman, l’a interviewé en mars dernier, son « dernier roman », en cours, comportait 16.489 mots (sans les pronoms, les interjections, les conjonctions et autres liants ; Pedro Almanzor de Huanchaca ne compte que les mots « véritables et pesés »). Né en 1926, cet étrange et prolifique écrivain ne figure dans aucun dictionnaire, aucune encyclopédie, malgré une oeuvre tout à fait considérable. Car disons-le, l’homme est un insatisfait chronique doublé d’un perfectionniste redoutable – ce qui est souvent lié, convenons-en. Son impressionnante bibliothèque, outre les classiques de la littérature mondiale, comptait plusieurs centaines de manuscrits, de recueils de poèmes, d’essais, de polars andins, de récits terribles et inédits, qu’il rédigea entre 1945 et 1964 sans les adresser jamais à la moindre maison d’édition. Quand je dis sa bibliothèque comptait – forme passée –, c’est parce qu’on ne peut se figurer cette bibliothèque que sur photo : En effet, le 1er janvier 1964, Pedro Almanzor de Huanchaca a consciencieusement tout brûlé. Livres, documents, étagères, tout. Ne reste qu’un album avec quelques photos qu’avait pu prendre sa femme à l’époque, avant et après le sinistre, alors qu’elle avait – miracle d’intuition ! – « senti le coup venir ». Les photographies de la bibliothèque calcinée sont assez saisissantes, d’aucuns diront hérétiques, tout ce noir, ce brûlis fumant, épouvantables images de disparition. Que s’est-il passé dans la tête de Pedro Almanzor de Huanchaca ce jour-là, jour neuf et gai de la Saint-Sylvestre 1964 ? Que s’est il passé pour qu’il décide, avec toute sa belle tête de Bolivien érudit, de supprimer toute une vie d’écriture, de création, quand bien même il la jugeait imparfaite ?  » Très simple : j’ai voulu faire tabula rasa sur ces années d’esquisses, ces informations redondantes, ce vertige poussiéreux, cet indécrottable passé » ; « Basta la mierda », conclut-il dans un sourire à peine édenté.
Interprète, correcteur au Ixiamas Pepe au début des années soixante, Pedro Almanzor de Huanchaca à tout lâché en 1964 (femme, enfant, chien, lapins), tout vendu (voiture, vélo, maison à Sucre), pour s’installer en altitude, à 5200 mètres, au coeur du massif hostile de la Hogna. Où il a fait construire – voilà quarante-cinq ans – une petite demeure blanche, baignée d’un silence à peine troublé par le rire des pierres et le crissement sec des chicunias (sorte de petits lézards venimeux).
On accède chez lui – il reste ouvert aux visites, bien que les visiteurs ne soient pas légion – à dos de lama ou par hélicoptère ; c’est assez peu pratique. Autant dire qu’outre les inconvénients respiratoires, une certaine dose de motivation est requise pour aller à la rencontre de cet écrivain, que beaucoup considèrent d’ailleurs comme un psychopathe, et de toute façon comme un incurable misanthrope. Mais une fois là-haut, assure Takoshi, alpiniste à ses heures, on est happé, tout fascine ; à commencer par la pièce, la seule et unique, où travaille, vit et reçoit l’incroyable ascète : pièce vide et entièrement blanche. Un cube de craie. Pas un meuble, pas un tapis, pas un tableau, rien ; si ce n’est un fort monacal bureau, un peu de vaisselle dans un coin, des couvertures en alpaga, et une épaisse natcacha pour dormir. « L’hiver il fait facilement – 40°C, parfois moins, c’est assez dur ; pour résister, à part le feu la nuit, je pelle la neige aux alentours, des tonnes et des tonnes, tout en cherchant le mot du jour », déclare l’écrivain. « Lorsque le soleil tombe, le mot tombe aussi » confie-t-il. « Le seul mot possible ; le mot qui va, unique et parfait. » Un chef d’oeuvre s’écrit à ce prix, sans doute.
Rayon alimentation, on ne peut qu’être ébahi par le très sommaire apport calorique que constitue l’essentiel de ses repas : tubercules de montagne, concombre sauvage, racines diverses, quelques oeufs de choucas, blattes séchées, fourmis laineuses ; la liste n’est pas complète, mais caractérise de manière sidérante le parti pris on pourrait dire philosophique – ou bouddhiste – de cet homme phénoménal. Qui, poursuit-il, ne reviendrait « pour rien au monde » à sa vie à Sucre. On comprend que le principe de rareté, totalement oublié dans nos sociétés d’abondance, fait toute l’essence, le piquant, et partant l’intérêt de cette existence tournée vers la beauté pure des cimes. Pedro Almanzor de Huanchaca précise ne jamais avoir été malade depuis qu’il est là-haut. Juste un petit mal des hauteurs, au début, d’anodins vertiges, lesquels se sont vite dissipés. Il s’estime globalement « heureux et surtout dégagé« . L’idéal pour la création, en somme, cette vie simple et brute. Immense Page Blanche, vierge de tout.

On est en droit de se demander, bien sûr, comment cet homme encore solide a fait pour survivre dans de telles conditions d’isolement – cet emprisonnement minéral – pendant plus de quarante années. Je me fais donc un devoir de porter à la connaissance du lecteur de ces lignes, exclusivité francophone !, qu’un hélicoptère de la garde nationale bolivienne, piloté par sa lieutenant-colonel de fille, lui largue une fois par mois son courrier, du linge propre, deux ou trois tablettes de chocolat suisse (son unique péché mignon), du bois sec, et parfois une petite surprise (lors de la visite de mon ami reporter, il s’agissait de la revue Playboy datée décembre 2008, avec un Père Noël ; mais il préfère les choses sans images ni textes).

Du haut de son piton rocheux, Pedro Almanzor de Huanchaca, l’écrivain fou au visage de granit, pense que son ultime oeuvre porte en elle sa propre fin ; que le tout dernier mot du livre sera, comme tous les autres et indépendamment du Dernier Jour, juste. Qu’il tombera, pour ainsi dire, A PIC.

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19 Réponses to “A pic”

  1. Marie Says:

    Inouï. En comparaison, Saint Jean de la Croix était un nain. C’est un peu le Boudha du 3ème millénaire, cet écrivain…

  2. Marco Says:

    tssss, incorrigible Nicolaï…
    (excellent!)

  3. Sophie K. Says:

    Ahaaa ! (Excellent est le mot juste !)

  4. Nicolaï Lo Russo Says:

    @Marie. Oui d’ailleurs je sais que le Seuil Léo à d’ores et déjà posé une option sur les droits de trad pour la francophonie. Ce n’est qu’une question de quelques années en fait. Espérons que nous serons tous encore là, car il m’a l’air increvable ce bonhomme. Me demande ce qu’il y a dans son boukin.

    @Marco. Hé Marco haouayou ? C’est pour kan ton blog sur wordpress alors ? Welcome anyway (& tanx).

    @Sophie. C’est pas un bout de persil que t’as là coincé ? :)

  5. loesie Says:

    Cette histoire m’évoque les personnages de « cent ans de solitude »
    Porterait-il l’histoire du monde sur ses épaules ce Boudha bolivien ?

  6. Christophe Borhen Says:

    Merci Nicolaï de nous faire tutoyer les sommets.

  7. Marie Says:

    @Nicolaï

    Oui, il tient là (Léo) un « coup » éditorial d’enfer:-D Je crois que je vais utiliser mon blog de cette façon: un feuilleton avec une phrase par jour, de quoi tenir un moment…

  8. Manuel Says:

    Et bien, c’est une blague facile, à part Garcia Marquez, plutôt rural, il y a une littérature urbaine en Amérique Latine assez corsée et pas du tout naïve. Je suis un peu déçu du marché du livre, qui privilégie les romans qui donnent l’image des sud-américains que l’on veut se faire en Europe. Excusez moi si je réponds par du sérieux à votre humour…

  9. Sophie K. Says:

    @ Nicolaï : nan, c’était un bout de fourmi laineuse. Merci de me l’avoir signalé, autant que mes trois dents soient nettes.
    :)

  10. Nicolaï Lo Russo Says:

    @loesie. En tout cas ce me semble assez concentré comme ouvrage. Le genre de boukin que tu le dilues dans un peu d’eau et t’as la Recherche + la Comédie Humaine + Je sais pas quoi :)

    @Sherpa Borhen. De rien, de rien. Vérifiez bien vos crampons quand même.

    @Marie. Oui. Beurre d’Echiré et puis au four à 250°. Appelez-moi quand c’est cuit.

    @Manuel. Vous êtes tout à fait excusé cher Manuel. Tout est symétrique d’ailleurs. En vacances à La Paz, un jour je discute avec un mec qui me dit oué c’est bien la littérature française, Giono, Hugo, Belmondo, Monaco…
    Non mais c’est vrai, soyons sérieux cinq minutes ;) Des qu’il y a grande ville, il y a littérature urbaine, je crois. Loin des choucas et des aventures de Tintin.

    @Sophie. Je t’en prie, j’allais quand même pas te laisser partir comme ça…

  11. Vinosse Says:

    ☞ Un écrivain de quatre-ving trois automnes. ☜

    166 équinoxes aussi…

    ઓઞણિૠૌ/ਉਈਥਠਣਔஔைோ௵௸य़ॠॡༀ༆༇༃༖༻༽གᒛᒓᒔᒏᒤᎷᏅ𐐗𐐧𐐥ꀇꀅꀄげぎヅネダᄢᄏᄛㄓㄞㄡㄌㄤקתאץӜЍҘՓՖԹՅ❣‱仝〓غضځڇ

  12. Sophie K. Says:

    Mince, ça y est, Vinosse parle Tibétain.
    :D

  13. Sophie K. Says:

    (Je me suis lavé les dents, je peux rire.)

  14. Vinosse Says:

    J’ai fait un mix !

    Y’a même du Malais…

    (Mix le Malais… un bon titre…, pas pire que Max la Malice…)

    J’atteins de ces hauteurs, moi… C’est l’air et l’ambiance qui veulent ça…

    Aaaaaat……chi!

    J’me tire avant d’attraper la crève…

  15. maxmad Says:

    Imaginaire ou réel Pedro Almanzor de Huanchaca?
    Envie de le découvrir voir de mes propres yeux… à raison de 1 pas par jour… Bien sûr!!!

  16. Désirée Says:

    Roooooo…j’ai failli marcher. Voyou! ^^

  17. Leo Nemo Says:

    Une espèce de Yéti andin, mais je me suis laissé dire que c’était une femme, une forte femme mais effectivement lassée par sa vie à Sucre.
    Le livre serait en fait un feuilleton intitulé « Elle est pas belle la vie en Bolivie »

  18. Nicolaï Lo Russo Says:

    @maxmad. tout est de savoir si vos yeux sont réels ou imaginaires…

    @Désirée. Mais marchez seulement ! la route est assez grande.

    @Leo Nemo. C’est Yéti d’être velu.

  19. Cécile Says:

    Il vit dans la craie et la neige … c’est souvent dans le blanc qu’on trouve des mots comme sur la page…
    et toc! tout à coup ça fait tic!… et ça pique à point!

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