Paris, 26 septembre 1982, 17h02. André Chance est au sous-sol du BHV. Le Bazar de l’Hôtel de Ville. Rayon visserie, il choisit des vis. Il hésite. Zinc ou laiton. J’en sais rien. Non, ce jaune va pas aller : la pendule est en inox et bois ; chrome serait mieux. Ou alors celles-là en acier, à tête en croix ? Trop longues. N’existent pas en 10mm. Même au détail. André Chance tergiverse, plonge ses gros doigts dans les caissettes scintillantes. Il ne sait pas très bien. Tellement de vis. De possibilités. Que choisir ? André Chance n’aime pas se perdre en conjectures. Normalement il fait vite. Il sait rapidement ce qui est adapté. André Chance est un homme qui sait. Or ce qu’il ignore totalement, en ce bel après-midi d’automne, ô combien ironique on va le voir, c’est qu’il va mourir dans dix-sept minutes.
Paris, ce même 26 septembre 1982, 17h07. L’Est-Allemand Jörg Doldinger, dit « Jöd », est affairé sur un toit, rue de Rivoli, pas loin du BHV. Il a mis en place un trépied à 200 mètres environ du « point d’impact ». Un trépied aluminium sur lequel il installe tranquillement une Winchester PW-40 à silencieux.
« Comme ça, au hasard », sont les mots simples qui dictent la conduite de Jörg Doldinger quand vient pour lui le délicat « moment critique de l’expérience » ; ce que ses collègues mathématiciens, peu avares d’euphémismes, appellent quant à eux la « perturbation à créer ».
Au début des années quatre-vingts, Jörg Doldinger est engagé par Hamid Stoll pour procéder aux premières modélisations numériques de « mouvements de foule en phase panique », sur le dossier « contrôle et variabilité » du Commettee for Economic Research basé alors en Forêt Noire. Des modélisations ont été établies pour Berlin, Tokyo, Milan, Los Angeles, New-York, Moscou, Tel-Aviv, Shanghai, Islamabad, Sydney, quelques autres villes test, mais pour Paris, où la foule est réputée « cognitivement glissante », l’expérience est à reconduire. (La première fut un désastre ; une grosse bêtise qui termina en carnage.) On recommande cette fois l’utilisation d’une arme à feu discrète, efficace, de moyenne portée. Prudence, propreté, professionnalisme.
Le soleil tape sur le toit de l’immeuble où « Jöd » achève ses petits préparatifs. La chaleur est intenable, tant est forte la réverbération. Qu’à cela ne tienne : l’été indien, copieux cette année-là, presse les gens dans les rues, des milliers de fourmis excitées, les conditions sont parfaites. Le magma humain, absolument idéal. Calme, les gestes nets, « Jöd » rencontre néanmoins un sérieux problème avec la vis de serrage de la colonne centrale de son trépied. Scheisse Scheisse Scheisse ! Merte et merte ! Petit énervement étouffé, sous le bleu dense du ciel. Bref contretemps, qui ne fait que repousser de quelques secondes la « perturbation à créer ». Rien de grave, on fera autrement.
André Chance a finalement opté pour des « 10/3 » cruciforme et des « 30/6 » en acier zingué. Ça ira impeccable. Satisfait, il quitte le rayon par l’allée des perceuses pour se rendre à la caisse. Bosch, Black&Decker, Hilti, Moss, Hutchinson, Yamaha, tiens ils font des perceuses Yamaha ?… Bösendorfer, Yves Saint Laurent, Burton&Hollen…, je devrais racheter des mèches en carbure YSL, ça perce bien le carbure, le carbure de tungstène… Une perceuse sans fil, ça c’est pas con… Moins puissant peut-être. Moins puissant. (ndlr : précisons tout de même à l’attention des distraits, que depuis 1983, la maison Yves Saint Laurent a abandonné son secteur outillage professionnel pour se concentrer exclusivement sur la confection et la cosmétique. Pour ma part, je ne lui en tiens pas rigueur.)
La Fronto à télécommande est prête, 96 images/seconde. Objectif 19 millimètres orthoscopique. Marqueurs en place. Jöd, sur son toit, épaule, respire calmement. Tant pis pour le trépied. Moteur. Regarder dans le viseur. Ces petits moucherons imparfaits, à la sortie du BHV, qui s’agitent, vont, viennent, se mélangent dans le collimateur… casquettes, lunettes, foulards de soie… bleu, orange, chair, brun, noir… gris du trottoir, poussette, jaune, chair, rouge, toute cette chair molle, rayures qui filent, ces femmes, bulles arc-en-ciel, vives et vivantes… Bloquer la respiration, attendre, transpiration, suée, cibler le centre de la masse informe, tous ces imbéciles indifférenciés, allez, peu importe, ces gros cons bedonnants… bronzés… inutiles… des enfants aussi, pourquoi pas, un enfant, pour une fois, (non, pas homologué…), adulte, ils ont dit « adulte », n’importe lequel, appuyer sur la détente doucement, comme ça, au hasard… comme ça, oui, au hasard… Fermer les yeux, goutte salée… Petit bruit de sarbacane… Theuuh… Petit oiseau de métal brûlant… au milieu de la foule de cette fin d’été… Rien de grave…
André Chance tombe à 17h19, sur le bitume sec au milieu des passants, avec ses vis et dans un hoquet de sang.
Tout a été enregistré (affaissement de l’item, mouvement global après la « singularité », cris). A été estimé « parfait ».
(Dossier N°45A-H1983, RG ; les noms des protagonistes ont été changés. A l’époque, l’affaire fut classée sans suite ; vite étouffée, vite oubliée. Aujourd’hui, avec Internet, ça ne se passerait pas comme ça. Oh non. Pas du tout comme ça.)
Note au lecteur : Quand vous achetez des vis, ou quoi que ce soit d’autre, n’hésitez pas trop longtemps.
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19 avril 2009 à 06:55 |
Et au rayon » brosses « tu n’as que Gherta ?
19 avril 2009 à 09:00 |
Règle de base pour éviter les psychopathes: ne pas aller dans les sous sols des magasins, ni dans les gares, ni devant Tati, FNAC et autres commerces hyper fréquentés; éviter les aéroports aussi, et même les autoroutes. Rester chez soi: comme le lièvre de la fable.
Sinon, Nicolaï, avez-vous trouvé chaussure à votre pied, hier, si j’ose dire?
19 avril 2009 à 10:02 |
Quand je suis en manque je descends au sous sol du BHV avaler une bouffée de limaille de fer -et alimenter ma mine à trognes-. Où irai-je désormais ?
19 avril 2009 à 12:15 |
Ou hésiter vraiment très longtemps: je mets 20 minutes à choisir, je repose tout, je recommence. Bref, quand je me suis décidée, Jöd est déjà posté ailleurs; à moins que…
19 avril 2009 à 20:27 |
C’est pas demain qu’on va m’empêcher de rôder dans les sous-sols du BHV, rôôôôôntuuuuudjuuuuu !
(Tir bien ciblé, cher Nicolaï !)
20 avril 2009 à 08:45 |
@Marie. Oui merci, mais comme c’était un 42 et que je fais un bon 44, niveau confort c’était pas optimal. On a pas fait très long et j’ai vite rejoint mes bonnes vieilles grolles à la maison, dans lesquelles je suis quand même grôlement bien.
@All. Jöd est partout. Profitons donc de l’instant présent.
20 avril 2009 à 13:57 |
@Nicolaï. Me voilà entièrement rassurée.
20 avril 2009 à 14:12 |
Bon texte ;-))) !
20 avril 2009 à 18:16 |
Ton article et les réactions sont intéressantes
Pour ma part j’aurais aimé un ton un peu plus militant et impertinent
A bon entendeur…
Bonne continuation
http://lalignerouge.wordpress.com/
21 avril 2009 à 21:01 |
Il y a du talent dans vos hasards, Nicolaï.
Et très certainement du hasard dans vos talents.
22 avril 2009 à 10:40 |
Oui Nicolaï, tenir son pas.
22 avril 2009 à 11:22 |
Inventé ou pas ça tient en haleine!… et pas de Chance ce pauvre bricoleur!… J’aime bien YSL aussi; moi j’ai une tondeuse à gazon mais elle est en panne ^^
23 avril 2009 à 20:01 |
« Le document que vous allez voir a été authentifié par des experts et n’a fait l’objet d’aucun trucage ni montage »… bien joué !
23 avril 2009 à 20:35 |
Le hasard fait bien les choses. André Chance s’en retournant chez lui, ravi de son choix, et peut être un peu trop pressé, oublia le feu rouge, ignora le bus scolaire arrivant sur sa droite, s’étonna même de la manoeuvre desespérée du chauffeur pour l’éviter. Le choc du bus avec le camion citerne rempli d’essence fut terrible…
Merci Jöd…
23 avril 2009 à 22:22 |
@Alice. Pourvu qu’il reste un peu de hasard dans mon hasard.
@Coryphée. Tiens ? Je croyais que c’était Prada qui faisait aussi du matériel de jardinage…
@Xela. Fascinantes interactions, oui. Méandres insondables de « l’effet papillon ». Si le petit Julien Castel avait choisi pistache plutôt que chocolat, ce 17 mai 1997 à la Foire du Trône, je ne serais plus là pour vous répondre, si ça se trouve… Et la brosse Gherta serait une corde de varappe. (Qui aurait sauvé la vie à Jacques Balain, charpentier à Chamonix.)
@Tous. Merci.
24 avril 2009 à 14:28 |
Et dire que si l’aile d’un papillon s’était trouvée dans la trajectoire… :)
24 avril 2009 à 17:38 |
les pigeons aussi s’adonnent à la perturbation à créer, mais eux je sais qu’ils ne tirent pas au hasard…
les pigeons, (surtout les parisiens) sont diaboliques…. :)s
23 avril 2011 à 20:06 |
une écriture singulière
c’est rare