Tout ce bleu, cette étendue sous moi !… Je vole !… Un grand lac… Non !… La mer ! Oui la mer ! Même l’océan !… Immense surface de cobalt… Je suis un goéland femelle, un hydravion monoplace, un moustique de l’air… Je pique, je pique, je pars en vrille, je loope, libre, libre myriade cellulaire, je remonte, verticale, au soleil zénithal ! disque essentiel, au sommet du bleu, toujours ce bleu, irréel…
Des balafres dans l’azur ! On me tire dessus ! On me mitraille !… Ces balles bien visibles, je les évite ! Je suis la plus leste, la plus maline, vous ne m’aurez pas !… Vous, sales bestioles terrestres ! Rampantes, salaces, poisseuses, voraces !… Pas que je m’échappe, disiez-vous, mais il est trop tard ! Je fonds vers d’autres terres, sous d’autres cieux ! Une autre vie m’appelle, allez-vous faire !
Ah ! Touchée ! Parbleu ! Pointe vive dans ma carlingue de chair, funeste piqûre, mais sans conséquence : je suis immortelle !
Brigitte Morel se retourne lourdement dans son vieux lit. Paupières closes, elle se palpe l’épaule, la petite brûlure qui l’a sortie du sommeil. C’est visqueux. Brigitte Morel, demi-consciente, porte un doigt instinctif à sa bouche, qui lui délivre le goût du sang. Piquée. Par quoi ? Non. Non non. Replonger. Il faut que je replonge dans ce rêve… Dans l’immensité sidérale de cette autre vie… dans la saveur magique de ce temps parallèle !… Il faut oublier. Survoler Les Bermudes, Les Iles de la Sonde, les Aléoutiennes… Il faut !… Que je tournoie au-dessus de la Place Rouge, de la Grande Pyramide, des Jardins suspendus de Babylone ! Que j’atterrisse dans les parcs embaumés des palaces… Où des garçons gominés m’attendent, des bien virils, qui se pavanent sur les terrasses en bois rares. Moi aussi j’en veux de cette vie ! De ces hommes ! Partager avec eux des cocktails ingénieux, des silences fruités, des promesses, et des fous rires sous la lune… La lune du clown des tropiques… Mon clown, mon petit clown chéri… n’oublie pas ton goûter… Des dahlias bleus, étranges, autour de ton visage, Mon Amour impossible… ton petit nez peinturluré, rouge écarlate, comme un fruit qui éclate… et ce jus, ce suc que tu lèches de ta langue d’écureuil….
Tu joues avec d’autres enfants, vous courez, il y a une piscine qui donne sur la mer. Ce doit être dans la Grèce Antique, quelque part là-haut, vers l’Olympe, où les Dieux du Monde règnent sur les blancheurs, décident des reflets… Tu brilles, mon enfant ! De partout tu brilles, ta peau irradie, élastique, sublime, ton petit corps doré, où scintillent les mille feux de l’eau vive.
Fière, magistrale sculpture, moi je suis debout, au centre d’un cadran solaire, à côté du bassin turquoise, l’ombre de ma silhouette indique la course des heures, et je brûle sous les rayons imparables, je me consume !… Il ne restera rien si je persiste dans cette lutte immobile, perdue d’avance… Rien de moi… Je dois partir, partir encore. Et te laisser, petit clown sans visage… Tu es une plume, mais bien trop lourde pour ce qui reste de mes ailes… Adieu mon Amour, mon seul Amour, sois bon, et fort, dans ce faux paradis.
Je cours pour reprendre mon envol, agitant mes bras de haut en bas, mais le Ciel ne veut plus de moi. Je suis la honte des nuées, la grande absente des nuages ricanants et moqueurs : « Alors comme ça on se prend pour un oiseau ? Ha ha ha ha ha ! » C’est méchant un cumulus qui éclate de rire, méchant et tellement effrayant !… Happée, je me retrouve dans sa gueule humide, épais brouillard puant dans lequel je distingue, malgré tout, une forme noire, mobile, humaine ! Signe de vie essentiel en ces limbes soudaines…
C’est toi, Jacques ! ma providence !… Tu es nu… tu as froid… homme sans sexe, tu t’approches de moi, Mon Homme ! J’entends tes sanglots d’homme. Viens, entre en moi ! Encore une fois, donne-moi ta semence infertile ! J’en ferai des étoiles, tu verras ! des nouvelles galaxies ! Que nous irons toi et moi visiter, à des années-lumière !
Dans la nappe grise, les contours flous d’une maisonnette aux tuiles cassées ; c’est notre Chez Nous, à la lisière du Bois des Chaux ; la barrière a été défoncée, un énorme feu crépite dans le coin des églantiers, il y a des gens tout autour. Des gens avec des manteaux épais, des écharpes et des regards d’illuminés. Les Chasseurs de l’Apocalypse. Qui brûlent des meubles, des jouets, des chaises de bébés !… Nooon ! Seigneur Dieu ! Nooon !!!….
Un lapin marronnasse, à moitié carbonisé, avec des fumerolles qui s’échappent des pattes, couine dans le tintamarre de son tambour déchiré… Drrrrrrrrrrrriiiiii…
(((07 : 45)))
Appuyer sur la touche. Ne pas ouvrir les yeux. Rester comme ça, suspendue.
Brigitte Morel soupire, s’étire lentement, revient au jour dans sa chambre pâle. C’était quoi cette piqûre. C’était quoi ce truc-là, nom de bleu. Mouvement brusque des chairs amples, marquées par la nuit. Brigitte Morel se redresse, regarde, scrute son matelas près de l’oreiller. Il y a de petites taches sombres. Une punaise. Une saleté de punaise ! Qui l’a mise là ? Pas venue toute seule !
Les gamins à Françoise, peut-être. Trop sages. Ou alors Jacques. Pour se venger. Sacré Jacques. Le beau Jacques. T’es même incapable de m’faire un gosse ! elle lui a lâché un soir, alors qu’il cuvait sa bière. J’en peux plus de toi ! tu fous plus rien, t’arrêtes pas de rôder ! Les petites salopes du Riverside, là t’as du jus, hein, mais avec moi !… Moi, Jacques ! Moi je peux me gratter jusqu’à la Saint glin-glin ! Moi c’est foutu ! Alors ça va bien !
Ça a chauffé sec, ce soir-là. D’abord il a filé doux, Jacques, il ne veut plus d’histoires. Il est parti sans rien dire s’installer dans la caravane — c’était ça ou rien. Il a repris ses petites affaires et voilà. Or c’est pas son genre de rien dire, à Jacques. Possible que ce soit lui cette punaise, oui, possible, songe Brigitte Morel en se levant tout à fait.
Un jour comme tous les autres jours, à peu de choses. Faire chauffer l’eau pour se laver, pour le café aussi. Allumer le poste, la belle voix de Lucien Desarzens, Lucien le poète, qui vous raconte ses histoires, vous invite aux confins du Monde, tous les matins à huit heure et demie. Rêver un moment. Puis se mettre au travail quelques heures, devant la fenêtre, toujours le même travail, devant la même fenêtre. Ce matin les carreaux sont couverts de givre, on voit même pas les mélèzes. L’hiver sera rude.
Brigitte Morel, pensive, frissonne dans son sweat en polaire. Alors elle s’avance près de l’âtre, place une grosse bûche de fayard sur la cendre tiède… Puis elle se tourne vers la chaise adossée à la partie du mur où le salpêtre ne prend pas, juste au-dessous des livres… Elle la regarde longuement : une belle chaise vernie, haute sur pieds, avec le boulier d’origine. Toujours astiquée, impeccable ; la poussière en a presque peur. Une affaire, cette chaise de bébé ! lui avait dit le brocanteur, une véritable affaire !
C’est dans le bois de cette chaise muette que Brigitte Morel a planté la punaise.
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28 mai 2009 à 20:10 |
Joli conte mais cruel pour cette dame. Cela fait longtemps que je n’ai pas rêvé de voler, ce sont des rêves souvent très agréables sauf en cas de chute. J’ai attérri sur votre blog par hasard (presque) mais le début m’a accrochée et j’ai continué….
29 mai 2009 à 14:37 |
Le pire c’est quand on chute et qu’on ne se réveille pas à l’impact. Mais c’est rare.
28 mai 2009 à 22:22 |
Une espèce d’alexandrin convulse de colosse. Une vue aérienne, ça me rappelle quelque chose (private joke, comme on dit)…
1 juin 2009 à 09:40 |
C’est bien noir et froid pour un si beau temps! même sous le soleil Antique… Mais très bien écrit… punaise! J’ai la chance moi de ne pas être dans le cas de cette femme qui voudrait un enfant, mais une fois qu’il est là c’est pas tous les jours facile non plus, même avec la picine à côté!^^
2 juin 2009 à 19:04 |
Punaise, vouloir à ce point un morpion, c’est à vous fiche le cafard!
5 juin 2009 à 11:04 |
J’ai connu pas mal de nanas obsédées par le fait d’enfanter (avec toutes ces histoires d’horloge biologique gnagnagna à la con). La question n’était pas : « on est deux, on s’aime vraiment, donc on fait un enfant », la question était (pour elles) : « je ne suis pas une vraie femme si je n’ai pas d’enfant », au point que peu importait le père (c’est vrai que ça flanque le cafard, cette vision-là des choses)…
5 juin 2009 à 16:04 |
@Manuel. « convulse de colosse » c’est très beau, même si j’ai un peu de peine à cerner :)
@Coryphée. Oui c’est vrai, c’est froid, pas très gai – ce qui est très gai m’ennuie assez vite en fait. Mais bon. Pour être honnête, j’ai écrit ce machin il y a un moment, un jour d’hiver, et là comme j’ai pas mal de trucs sur le feu, et pas trop le temps de m’occuper de mon blog, je suis allé le chercher à la cave, ce texte, en attendant.
@Yolande. Pas mal! :) (et désolé pour le cafard)
@Sophie. De toute façon bientôt les mômes, on pourra les commander sur Amazone. Enfin Amamôme :)
5 juin 2009 à 18:24 |
Ou Mama Zone ?
:)
12 juin 2009 à 23:40 |
D’abord bravo pour la prémonition. A postériori la justesse du cumulus peut sembler louche, un avertissement, une revendication peut-être ? j’aime aussi le graphisme du réveil, une chance pour la morel que dêtre tirée du rève si tard. – -Là je retiens un commentaire machiste et centré sur les multoiples signification du mot tirer- – Non sincèrement avec madame morel j’ai eu une lecture empathique parce que comme sophie K j’ai connu des morel j’en ai même bu sombrer vers le rire puis la fête et la fête perpétuelle et puis sombrer tout court.
Mais si c’est juste une affaire de préssion sociale alors la belle affaire. Bref il est tard et il est temps de remballer ce clavier chialeur.
13 juin 2009 à 11:13 |
Ambiance fraîche et plutôt hivernale pour cette nouvelle mélancolique!… Mais prenant de A à Z, vous avez le don de vous mettre à la place des gens, c’est très bien senti.
13 juin 2009 à 12:17 |
Merci lecteurs. Du coup je n’sais plus trop quoi écrire d’un peu convaincant ces temps-ci, il y a en moi un phénomène de vide assez étrange – en même temps presque bienfaisant. Peut-être le fait de savoir, maintenant c’est officiel, que HYROK, mon premier roman, va sortir le 7 octobre (chez Léo Scheer) ? Ou alors l’entre deux saisons ? je ne sais pas. Hésitations, énergies dissipées, entropie. Ça va passer : je me sens plutôt très bien.
J’espère que vous aussi.
14 juin 2009 à 11:32 |
Félicitations, enfin. Je m’inquiétais d’autant de nuages. Il faut que vous mettiez l’arbre, maintenant. Ne soit-il que sur le blog, pour les amateurs.
18 juin 2009 à 20:23 |
N’arrive point à écrire non plus. Entre deux rives aussi. Ca doit être normal.
Te salue affectueusement.
18 juin 2009 à 20:23 |
(Et te félicite !)
22 juin 2009 à 17:24 |
C’est gentil, merci.
23 juin 2009 à 11:44 |
félicitations aussi pour HYROK!!! (que je suis impatient d’avoir en livre édité , j’ai des amis à qui j’en avais parlé qui le liront sans doute (en ligne ils n’avaient pas le courage…)