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Facebook styles

24 novembre 2011

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Une pratique assez régulière de Facebook depuis environ deux ans m’a fait croiser, virtuellement, un certain nombre de personnes constituant un florilège de « sociotypes » (pour prendre l’expression consacrée). Je voulais en faire la liste ici, bien entendu non exhaustive ; libre à vous d’en ajouter selon votre expérience. S’y reconnaîtra qui veut, sachant que l’humain est un être complexe, changeant, qu’on ne saurait donc enfermer dans un seul type de façon certaine et définitive. Il s’agit juste de tendances éthologiques que chacun pourra composer à l’envi pour caractériser les personnes auxquelles il pense…

Bien sûr, tout le monde n’est pas connecté à ce vaste réseau d’internautes, loin s’en faut. La lecture de ce qui suit reste néanmoins valable – et transposable – pour ceux qui ont une activité régulière sur le web, quelle qu’elle soit.

Prêts ? C’est parti.

Le résident. A quitté le monde réel et sa grisaille pour s’établir sur Facebook, auquel il est connecté quasiment en permanence. En général seul dans la vie (ou mal accompagné), « sans activité » ou assimilé, perclus d’ennui dans son modeste logis, il trouve sur Facebook – cet eldorado – une existence nouvelle ainsi que les amis qui lui font défaut (car ceux de la « real life » sont mariés, travaillent, n’ont plus de temps à lui consacrer, etc.) Craint par dessus tout les problèmes de connexion et les pannes de secteur – terrible retour à la solitude – au pire à la bouteille. Toujours présent, relativement bienveillant et partageur, il est considéré comme de bonne compagnie. Encore heureux.

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Le visiteur égaré. S’est inscrit parce qu’il fallait s’inscrire, « que si tu t’inscris pas t’es pas dans l’coup, Bob », mais n’a pas suivi le mouvement, faute d’envie réelle, de temps, – il travaille, lui –, ou rebuté par la relative complexité de la gestion de sa page. A une vingtaine d’amis qui ont, pour la plupart, oublié sa présence (après l’avoir assommé de « Vieeens, tu verras, c’est supeeeer ! ». ( – Pas que ça à faire, ho ! et j’ai pas de femme de ménage, moi.) Regardez bien vos listes d’amis : pas loin de 80% de cette liste est constituée d’égarés ou assimilés. Dingue hein ! (et on nous dit rien : 20% des inscrits sont à l’origine de 80% de l’activité Facebook. Ratio classique…)

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Le passeur. N’existe sur Facebook que par liens interposés. Poste rarement autre chose que des vidéos, des textes et autres « perles » piochées çà et là sur le ouèbe-cet-océan-fantastique. Montre-moi tes liens je te dirai qui tu es. A en général beaucoup d’amis, tous très heureux de revoir Stone et Charden en clip, ou un vieux Laurel & Hardy. Il « like » et commente volontiers chez les autres, surtout s’il y trouve une chanson de Marie Laforêt qu’il n’avait pas encore bien écoutée. Nostalgie quand tu nous tiens. Il a en général plus de 50ans.

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Le passeur indigné. Version plus engagée que le passeur simple, le passeur indigné n’en peut plus de ce monde pourri. Corruption, inégalités, pauvreté, inondations et autres périls planétaires, tout est bon pour que se mobilisent en lui les forces salvatrices nécessaires à la diffusion des informations à grande échelle. Pages « causes » à répétition, liens vers d’édifiantes vidéos, mails catastrophés aux amis, etc. Hélas, comme les amis n’ont que peu de temps à consacrer à toutes ces horreurs (il y en a tellement, c’est sans fin), que la démarche, pleine de bonne volonté, n’a que peu d’effet réel. Mais c’est déjà pas mal de savoir qu’une mine s’est effondrée au Venézuela à cause de ces abrutis d’ingénieurs hollandais.

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L’égocentrique absolu. Seul a pouvoir s’exprimer sur son « mur », qu’il a protégé des tags et autres graffitis inopportuns. N’aime (« like ») que les liens, chez les autres, qui le concernent directement. Se sert de Facebook essentiellement et exclusivement comme outil de promotion de son moi moi moi. Commente ses statuts, ses commentaires, et parfois même les commentaires de ses commentaires. Ne laisse en revanche jamais de commentaires chez ses « amis » (surtout ne pas se disperser !). Goûte avec délices la flatterie ; fulmine et sort ses griffes face à la critique. S’éloigne parfois, sans s’attarder, de sa page ombilicale pour admirer l’immensité de son oeuvre, et celle de son nombril. Signe particulier : Il a toujours raison. Selon lui.

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L’opportuniste ou le Roi de la com (en général un artiste, en tout cas quelqu’un issu du show business, de la « hype-o-sphère »). N’a pas moins de 3000 « amis », auxquels il ne fait que signaler ses faits d’armes du bout des doigts (essentiellement des expos ou des sorties de livres, parfois un trophée quelconque), en prenant garde de ne jamais répondre aux commentaires d’admirateurs – toujours inconditionnels et béats. Facebook n’est pour lui qu’une vaste galerie virtuelle présentant SES travaux – « sublimes » –, en aucun cas un espace de discussion dans lequel il commettrait la bêtise de se mouiller. (D’ailleurs depuis les cimes où il respire, la mare aux canards est bien trop bas.) Goûte lui aussi la flatterie, voire la vénération, mais, peu enclin à la bataille, efface – censure – toute critique négative à son endroit : il est là pour être le Roi, point. (Heureusement, on peut le contacter par mail pour lui proposer, uniquement, une rétrospective de son oeuvre à Sao Paolo ou a New York (sinon pas de réponse, of course).) [A titre d’info, la moyenne d’ « amis » d’un compte Facebook tourne autour de 130 ; le maximum admissible étant de 5000.]

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Le dépressif. Souffre visiblement de problèmes personnels ou mentaux, dont il abreuve ses « statuts » de longues salves plutôt sombres voire morbides, parfois de manière absconse. De près c’est à peine inquiétant (on a l’habitude, il est comme ça depuis que Lucie l’a quitté), de loin c’est une curiosité. Ses quelques amis – quand ils sont là – se concertent parfois pour envisager la rédaction d’un commentaire d’encouragement à son attention. Car oui, ce serait quand même embêtant d’assister en direct à son suicide. Allez, t’en fais pas Bruno, mange une pomme, la vie est belle.

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Le narcissique. Utilise peu son clavier pour écrire (certains fâcheux ajouteraient : « et son cerveau pour penser »). Sa galerie de photos, constamment alimentée et ouverte à tous les vents, le représente lui en grande partie – et à son avantage. Parfois accompagné d’un chien, au pire d’un autre humain, il reste le centre, le point focal. Désireux d’être rassuré sur son physique, il apprécie particulièrement les « like », les coeurs, et surtout les « wow ! T super beeelle ma chérie ! » (c’est en général une femme – j’ai pas dit toujours).

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Le mal aimé. C’est un génie. Le probème : il est le seul à en être persuadé. Ainsi Facebook, ouvert sur le vaste monde, serait la panacée pour accueillir son incontestable talent et ses plus purs desseins. Voyons : ses statuts sont des bijoux de drôlerie et de finesse, ses commentaires sont d’une pertinence rare, ses longues interventions – répétées –, ses photos, ses textes, ses partages de liens, des modèles d’intelligence pure, de créativité… Alors ? Facebook Terre Promise ? Halala. Que non ! Circulez ! Les gens n’ont même pas lu ! pas vu ! pas pris le temps ! Même pas un seul « like » à mon commentaire chez Walter ! (Allez, tiens en v’là un, fais pas la gueule). Hé oui quel gâchis : c’était sans compter la nature humaine, mon ami ; sans compter la loi du moindre effort, l’individualisme galopant, la jalousie, la fatigue générale, les impôts reçus ce matin, toutes ces choses atroces qui empêchent de discerner la Vraie Valeur dans le fatras généralisé du Monde ! De trier le bon grain de l’ivraie, en somme. Pourtant il essaie, le mal aimé. L’incompris. Encore et encore (malgré qu’il a dit mille fois qu’il ne remettra plus les pieds dans ce cloaque inutile…).

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Le poète. Lui c’est la version light du mal aimé. Il n’espère plus rien, ne court après rien, après personne. Après aucun amour que celui des oiseaux. Il a compris. Et compose désormais dans son coin moussu, simplement et au gré du vent (dans les arbres de préférence). Petits textes jolis, photos de nature, vidéos délicates glanées çà et là, qu’il partage avec ses amis (qui dépassent rarement la centaine – c’est déjà énorme !). Parfois il disparaît pendant des semaines, c’en est presque inquiétant, ne serait-il pas allé chasser le papillon ? ou le champignon ? Mais le revoilà soudain, un matin, avec ses petits mots frais qu’il dépose sur l’espace rectangulaire de son « statut ». Tout va bien dans la brume. « Est désormais ami avec Prévert. »

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Le dragueur. Meetic est mort, vive Facebook. Là au moins y a de l’ambiance, des échanges, et c’est gratuit. On le reconnaît assez vite ce zèbre : il n’est surtout pas « en couple », encore moins « marié », et 90% de ses (nombreux) amis sont du sexe opposé au sien. Il tente des dizaines d’approches par jour, compulse les albums photos, ratisse un peu partout, fait des « demandes d’amis » à tours de bras et même jusqu’en Californie, pour tâcher de trouver la (ou les) perle(s) de ses fantasmes. C’est un boulot à plein temps. Il lui arrive parfois de se fendre d’un « bouquet virtuel » ou d’une stupidité du genre. En général il travaille dans le secteur tertiaire (où il est constamment plongé dans FB et sur msn), il est inscrit à une salle de gym, roule en Mégane avec David Guetta à donf’. C’est un djeunz de 30-40ans… Hé ouais quand même. (Comment je sais ça ? ben c’est écrit sur sa page, dans « infos ».)

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Le facegeek. Connecté à tous les réseaux et par tous les trous, blogueur multi-récidiviste, frimeur, déconneur, parfois codeur, Facebook n’est qu’une toute petite partie de son incessante activité sur le web. (Il parvient quand même à y passer trois heures par jour, en moyenne.) Il n’a bien évidemment pas 30 ans, bosse dans la com, étudie à Sciences Pô ou à Paris 8, ce genre. Personnage globalement fatiguant et superficiel, parfois consternant, mais néanmoins fort apprécié de ses petits camarades comme il a la boutade facile et la réplique prompte. Yo man ! Bien sûr il a la peau grasse, un brin d’embonpoint, mais bon on peut pas tout faire dans la vie, hein. Ben wesh ! Nerd alors !

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Le petit malin. Que les choses soient claires, on ne sait pas qui il est exactement, et pour cause : il a plusieurs pseudonymes, correspondant à autant de pages perso. « Prince Malko » (de Grenoble), « Sweetie »(de Lille) et « Mister Bone »(de Créteil) sont en fait le même personnage – qui lui ne se dévoile jamais. (Mais qui peut très bien être Francine Dubois, de Clamart, 53 ans, « en couple », etc…) Eh oui c’est ça l’éclatement identitaire. Pour le « petit malin »,  volontiers manipulateur, Facebook est une aire de jeux (de rôles) – jeux amusants mais parfois pervers. Comme il est « plusieurs », ses nombreux contradicteurs peuvent être tâclés par ses autres pseudos. C’est pas bête hein. Dans les cas extrêmes de guérillas à forts enjeux, il agit avec autant d’adresses IP différentes qu’il a de pseudos. Un gros boulot. Toute cette mascarade polymorphe prend évidemment un temps fou, c’est là le problème.

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Le mort-vivant. « Sans action de votre part », vous ne mourez en principe jamais sur un réseau social virtuel. Il faut que votre compte soit supprimé ou désactivé. Ce que n’a pas eu le temps de faire l’inscrit qui a eu le grand malheur de se prendre un platane à 240 dans la « vraie vie » (cette chienne). Eh oui, on n’y pense guère mais il y aurait déjà plusieurs millions de trépassés sur Facebook. Du coup, sa page, qui elle n’a pas bougé depuis son dernier « statut », peut, selon les souhaits de ses proches (ou les siens s’il a eu le temps de voir venir), continuer à « vivre », le faire vivre, pour autant que quelque âme malicieuse se glisse dans son identité défunte. Bien sûr, il faut qu’au préalable le gisant ait communiqué ses codes secrets FB (ce que l’on ne pense pas toujours à faire…). Parfois le switch passe inaperçu, ça c’est le fin du fin. (Qui vous dit que Nicolaï Lo Russo ne nous entend pas de Là-Haut ?)

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(à compléter…)


La peur

11 novembre 2011

« Phénomène psychologique, à caractère affectif marqué, qui accompagne la prise de conscience d’un danger réel ou imaginé, d’une menace », nous dit l’ami Robert.

Je profite de cette date anniversaire de l’Armistice – 11 novembre – pour parler d’un livre lu récemment, que j’ai trouvé poignant et nécessaire. Un grand livre, avec un titre qui frappe : La Peur. Une fois n’est pas coutume, il me plaît de rappeler aujourd’hui l’existence de cet ouvrage tombé quasiment dans l’oubli, malgré sa réédition chez Le Dilettante voilà quelque trois ans.

Paru initialement en 1930, non sans difficulté, et écrit par un ancien combattant, Gabriel Chevallier, (à qui l’on devra quelques années plus tard l’assez connu Clochemerle), ce brûlot de plus de quatre cents pages décrit par le menu l’angoisse, la souffrance et la terreur des soldats lors de la Grande Guerre (1914-1918). Davantage récit autobiographique que roman, il parle avec brio de la vie au plus près de la ligne de front, dans les tranchées, les « boyaux », ainsi que des retours « à l’arrière » quand il s’agit pour les combattants de se faire soigner – avant de repartir sous les pluies d’obus. On suit, quasiment caméra épaule et pieds dans la boue, c’est parfois éprouvant mais édifiant, le quotidien de Jean Dartemont, simple soldat ; et ce depuis la Mobilisation jusqu’à l’Armistice. Sacré voyage dans la boue et le sang. L’Enfer.

Boudé par la critique d’alors et provoquant l’ire de l’armée de métier car « n’incitant pas au combat », ce remarquable ouvrage fut interdit en 1939 pour les raisons que l’on imagine. Aujourd’hui, il est toujours absent du Dictionnaire de la Grande Guerre (Laffont, 2008), ce qui, pour un témoignage pareil, reste incompréhensible.

En terme d’émotion et d’images ce roman n’a rien à envier à la fameuse première partie du Voyage… de L-F Céline (publié deux ans plus tard) ; il est remarquable tant par la langue magnifique de son auteur (précise et simple), que par le courage et la sincérité dont il fait preuve. (Une étude comparative reste à faire entre l’ouvrage de Céline – du moins la partie concernée –, celui d’Henri Barbusse (Le Feu), et celui-ci.) Extrait :

« – Répondez donc. On vous demande ce que vous avez fait ! – Oui ?… Eh bien ! J’ai marché le jour et la nuit, sans savoir où j’allais. J’ai fait l’exercice, passé des revues, creusé des tranchées, transporté des fils de fer, des sacs de terre, veillé au créneau. J’ai eu faim sans avoir à manger, soif sans avoir à boire, sommeil sans pouvoir dormir, froid sans pouvoir me réchauffer, et des poux sans pouvoir toujours me gratter… Voilà ! – C’est tout ? – Oui, c’est tout… Ou plutôt, non, ce n’est rien. Je vais vous dire la grande occupation de la guerre, la seule qui compte : J’AI EU PEUR. »

La peur. On parle peu de la peur, pendant la guerre, ce n’est pas très viril. On n’osait pas prononcer ce mot devant les jolies infirmières, qui prennent les gars amochés pour des durs. Des héros. On n’osait encore moins en parler devant ses supérieurs – qui pour certains d’entre eux, proches du feu, étaient perclus de peur aussi. Tout le monde a peur, face aux mitrailleuses, et chacun garde sa peur dans son ventre, sans rien oser dire. Fallait y aller. Avancer. Gagner du terrain. Alors que oui, la grande occupation de la guerre était d’y penser sans arrêt, en silence. Une obsession. A tel point que certains soldats se blessaient sérieusement eux-mêmes pour jouir du relatif soulagement de l’hôpital, et se soustraire temporairement au massacre, à cette atroce hantise de mourir, tripes à l’air. « Voici que l’hôpital est devenu une terre promise ». Le monde à l’envers.

De tout cela Gabriel Chevallier parle admirablement, avec les mots qu’il faut. Peu d’espoir sinon la peur encore, la peur toujours. « Dieu ? Allons allons, le ciel est vide comme un cadavre. Il n’y a dans le ciel que les obus et tous les engins mortels des hommes… La guerre a tué Dieu aussi ! »

Et, aussi, cette haine sourde contre les planqués, les décideurs, les chefs de guerre abrités dans leurs bureaux confortables et hors de portée, qui font durer, durer encore cette chose absurde qui semble ne jamais terminer : « – Ah ! bon Dieu !… si on mettait le père Joffre là dans mon trou, et le vieux Hindenbourg en face, avec tous les mecs à brassard, ça serait vite tassé leur guerre ! ». Quelques pages plus loin : « Si, dans le jour, je tenais au bout de mon fusil, à cent cinquante mètres, un Allemand sans défense, qui ne doute pas que je l’aperçois, très probablement je ne tirerais pas. Il me semble impossible de tuer ainsi, de sang-froid, commodément accoudé, en prenant bien le temps de viser, de tuer avec préméditation, sans réflexe qui décide de mon geste. »

On comprend pourquoi ce genre de littérature est peu apprécié par certains en période de conflit, c’est le moins qu’on puisse dire. Et pourtant. La Peur décrit avec minutie la différence fondamentale entre la réalité du feu, et la réalité presque paisible des stratèges en cols blancs. L’avant et l’arrière, le mur perceptif qui les sépare, et l’incompréhension qui en découle.

Je ne vais pas m’embarquer dans l’analyse exhaustive de ce livre (n’étant pas critique littéraire), ni truffer ce billet d’extraits et d’aphorismes (toujours plus efficaces dans leur contexte), mais j’en conseille avec force la lecture en ces temps de tensions qui sont les nôtres. C’est une lecture obligatoire, comme peu le sont. Quelques exemplaires ici.

J’aimerais en revanche introduire une notion plus générale, qui m’est venue en lisant ce chef-d’oeuvre oublié alors que d’un autre côté je découvrais avec intérêt un concept développé par le philosophe Jean-Paul Galibert. Les croisements sont parfois féconds.

Dans ses billets consacrés à ce qu’il appelle « Ontologie négative », Jean-Paul Galibert (dont vous pouvez suivre l’excellent blog ici), parle d’un concept tout à fait intéressant : Les plans de réalité. Qu’il définit comme suit : « Le réel s’étage et se pluralise en un nombre indéfini de plans de réalité. Les lieux, temps, groupes humains, si petits soient-ils, forment autant de plans de réalité, dès lors qu’ils peuvent être distingués par des mots, et deviennent donc opposables (…) La prolifération des plans de réalité est l’épaisseur et l’étrangeté du réél. »

Par exemple (je prends la responsabilité de cet exemple, J-P. Galibert me corrigera si nécessaire), la relation qui vous lie à votre chat, si vous en avez un, peut constituer un « plan de réalité ». Si vous lui donnez à manger, c’est à dire si une action particulière – et descriptible – se forme, un nouveau plan de réalité se créé, inscrit dans le premier. Et ainsi de suite, du général au particulier, du plus grand à l’infiniment petit, à l’infiniment lointain. La vie, notre vie, serait ainsi constituée de myriades de plans de réalité qui sont autant de relations entre les êtres et les espaces entre eux, avec dans l’idée que, comme proposait André Dhôtel : « Un coeur bat dans chaque pierre du chemin ».

Ce qui à mon sens est remarquable dans ce concept, et ce pourquoi j’en parle aujourd’hui dans ce billet sur la peur, c’est que par essence, si les plans de réalité sont « opposables », ils sont surtout, je crois, incommunicables. Chacun fait l’expérience d’un plan de réalité qu’il perçoit à un temps T en un espace E, mais sans pouvoir communiquer totalement ce qu’il vit ou a vécu. On peut décrire à autrui un plan de réalité, on peut essayer de mettre celui-ci en évidence, l’expliquer, le décortiquer pour en faire sentir la substance, mais jamais on ne pourra le faire vivre par cet autrui – qui ne pourra que s’en approcher par sa propre et éventuelle expérience : car il est unique et personnel, tel une empreinte digitale (j’ai envie de dire : cérébrale). Chacun est porteur de ses propres plans de réalité.

Ainsi toute lutte, tout combat contre les forces du mal, contre la misère, contre la bêtise humaine, contre l’injustice ou la maladie, est une expérience de perception incommunicable ontologiquement. A l’image de ceux qui vécurent de terribles moments (les guerres, les camps de la Mort, les grandes famines, etc.) et dont l’Histoire nous a fait se figurer le calvaire, on peut comprendre la souffrance et la lutte qu’on nous décrit ou qu’on observe, avoir de l’empathie pour tant d’adversité, voire vivre juste à côté, mais jamais on ne sera assez près. Jamais. Il y a toujours une distance et cette distance nous sépare de l’être qui souffre. On est hors plan. Chacun son plan. Ainsi l’Homme est toujours seul et absolument seul dans ses combats, quels qu’ils soient. Il est toujours seul sur le front, où ça canarde, où ça craint, la peur au ventre.

Même bien entouré, d’amour ou d’amitié, l’homme qui voit sa fin arriver est seul.

Je dédie ce billet à mon père, parti il y a un an à la suite d’une « grande guerre » contre la maladie, et dont je n’aurai, en vertu de ce qui précède et malgré mon amour, jamais pu m’approcher d’assez près.


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