Je suis allé me promener cet après-midi dans un endroit que j’aime : la « Promenade plantée » ; une voie aérienne du XIIème à l’origine destinée au train, aménagée depuis quelques années et comme son nom l’indique en lieu de promenade – rectiligne – bordé d’arbres et de végétation variée. C’est fort agréable et parfaitement calme en semaine. Idéal pour une balade méditative loin de la circulation.
Je marchais d’un bon pas, les mains dans les poches, plongé dans je ne sais quelle réflexion ou quel songe éveillé, lorsque j’aperçois, à une trentaine de mètres, un homme qui marchait devant moi. Et que j’allais rattraper si je ne modifiais pas mon allure. A mesure que la distance nous séparant se réduisait, un battement assez pénible me parvint aux oreilles : celui du rabat de sacoche mal fermé qui tapait au rythme de ses pas. Un bruit sec de plastique bas de gamme, tic tic, répétitif, tic tic, énervant. Probablement insupportable à terme, pour celui qui cherche la paix. Je décidai de ralentir, de le laisser filer ; qu’il disparaisse devant, s’évanouisse dans la perspective, ce fauteur de trouble. Je m’arrêtai presque, désirant creuser la distance avec efficacité. En soupirant d’aise retrouvée.
C’est alors que je perçus, pas loin derrière moi, une autre présence, sonore, progressive et tout aussi importune : un individu se rapprochait, propageant pour sa part un étrange raffut. Il ne me fallut pas longtemps pour comprendre : il portait aux pieds – je le vis en me retournant et en observant l’animal – des sortes de pantoufles orthopédiques en cuir sale, usées, grisâtres. Et qui traînaient, traînaient, traînaient à chacun de ses pas appuyés. Le type, débraillé et massif, n’avait pas l’air tout à fait normal – peut-être un handicap l’accablait-il. Quoi qu’il en fût, il n’y a rien de plus menaçant pour le moral qu’un homme qui traîne les pieds avec conviction. Ce bruit de friction symbolise à lui seul toute la lourdeur vacharde de la condition humaine. Le poids du monde sur les épaules des hommes qui n’en peuvent plus. Qui n’ont plus la force. C’est déprimant.
Je me suis vu devoir résoudre, et vite, un problème redoutable : comment trouver ma place entre les deux marcheurs afin que le bruit me dérange le moins possible, sachant que l’homme derrière moi se déplaçait un peu plus rapidement, me semblait-il, que celui devant moi. L’évidence mathématique m’accabla : V2 allait rejoindre V1, et moi j’étais pris dans une sorte d’étau sonore qui doucement se refermait, quelle que soit ma vitesse de déplacement.
Une idée lumineuse me traversa l’esprit : et si je m’arrêtais sur un banc pour laisser ce petit monde passer, s’éloigner de moi tout à fait ? Mais la lumière de cette idée ne me convint pas. Il n’était pas question que j’interrompisse ma promenade, que j’avais résolu de conduire d’un pas régulier pour oxygéner mes pensées. Rien à faire, que s’adapter.
Le secours d’un aphorisme de John Milton Cage Jr. – musicien minimaliste du siècle dernier, philosophe à ses heures – m’apparut alors, magnifique, providentiel : « Si un bruit vous gêne, écoutez-le. »
J’allais ainsi prêter une oreille attentive aux deux sources sonores dont l’amplitude s’accroissait, plutôt que d’essayer vainement de leur échapper.
Je me concentrai sur la première, la sacoche mal fermée qui me précédait, son petit battement swingué ; le trouvai alors intéressant avec son bruit de coquille, presque animal, un fragile animal. Il y avait du tempo dans l’air. Je comptai cinquante-huit battements par minute. Un down tempo, donc.
Les pantoufles quant à elles nous rattrapaient, tss… tff… tss… tff… tss…, c’était le charleston cymbale, impeccable, prodigieux. Un Zildjian des grandes occasions, juste feutré et sec comme il faut. L’envie me prit presque de me mettre à danser dès lors que V1, V2 et moi-même nous trouvâmes enfin groupés. Jazzmen de fortune.
Car alors… ah, messieurs et dames, que je vous dise…, car alors mon téléphone sonna. Une ligne de basse pentatonique et mélodique, saupoudrée d’un arpège aux claviers de derrière les fagots. Qui s’accordait à la perfection au rythme cadencé de mes compagnons.
Et qui me mit en joie dans la lumière d’octobre.
Il appartient à chacun de voir s’il y a une morale à cette histoire. La vie est pleine de contraintes, on le sait, d’adversité et de désagréments. Plutôt que de fuir, plutôt que de gémir, ne faut-il pas, parfois, chercher à composer ? Voir en quoi les entraves peuvent être profitables ? Si un bruit vous gêne, écoutez-le. Ecoutez-le bien. Pénétrez son monde. Merci John pour cette leçon de tolérance.
*
(Parlant de tolérance, justement, le lecteur attentif et féru de grammaire aura peut-être noté des glissements de « concordance des temps » entre le début du récit, le milieu et la fin. C’est peu commun, totalement déconseillé en période d’examens scolaires, mais ici tout à fait délibéré.)
24 octobre 2012 à 20:23 |
Quel beau renversement ! oui, entrer dans ce qui fait souffrance et l’explorer jusqu’à être étonné…
25 octobre 2012 à 09:05 |
Composer… c’est aussi ça qui aboutit à notre musique d’humain.
Ce qui est toujours formidable chez vous c’est que vous vous arrêtez sur des instants qu’on a vécus sans que nous n’y prenions garde parce que ça nous semble normal… j’apprécie vos « arrêts sur image »
Quand il m’arrive d’être prise « en sandwich » entre deux bruits comme vous l’avez été, je m’arrête en me penchant sur une plante du chemin ou je renoue mes lacets, je pose un soupir..
25 octobre 2012 à 13:24 |
Je crois que mon commentaire a disparu, pfuit! Comme un bruit …gênant….:) . Je réitère donc juste que j’aime ce qui est dit là, sans façons !
27 octobre 2012 à 14:31 |
@Christiane. Ah bonjour vous ! Plaisir de vous voir passer. Merci, et j’espère que tout va bien pour vous.
@Cécile. Le quotidien est vaste en observations possibles. Il est infini. Et encore, bien souvent, il y a un infini dans cet infini :)
@Phédrienne. J’ai cherché votre commentaire englouti, mais ne l’ai pas trouvé. Désolé. Merci en tout cas.
28 octobre 2012 à 14:15 |
Super impro, très jazzy, avec un bel accord final sur la tolérance des temps et la concordance des individualités au monde
29 octobre 2012 à 10:27 |
Ah, Nicolaï, nous avons donc été sur la même longueur d’ondes, toi avec ton trio jazz, et moi avec ma symphonie en rez. Ça c’est rigolo !
3 novembre 2012 à 21:49 |
J’aime bien cet endroit pour son côté suspendu au-dessus de la ville. Quant à la jazzitude du monde pour peu qu’on ne s’en irrite pas , c’est assez étonnant. Toujours un bonheur de vous lire.
4 novembre 2012 à 07:13 |
Merci pour vos commentaires. Chouette y a que des filles. Que ferait-on sans filles ? Non mais dites-moi :)
12 novembre 2012 à 01:07 |
Héhéhé. J’imagine que ce serait vachement pire, sans les filles.
6 janvier 2013 à 20:30 |
Faire face à ce qui nous gêne plutôt qu’essayer en vain de l’éviter, puis l’exploiter ou le détourner. C’est génial !
12 janvier 2013 à 15:33 |
Jolie histoire qui finit bien, merci. Il y a la même promenade aérienne à new york… Inspirée de celle là ou le contraire?
6 décembre 2020 à 18:05 |
C’est bien écrit en tout cas.