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La peur

11 novembre 2011

« Phénomène psychologique, à caractère affectif marqué, qui accompagne la prise de conscience d’un danger réel ou imaginé, d’une menace », nous dit l’ami Robert.

Je profite de cette date anniversaire de l’Armistice – 11 novembre – pour parler d’un livre lu récemment, que j’ai trouvé poignant et nécessaire. Un grand livre, avec un titre qui frappe : La Peur. Une fois n’est pas coutume, il me plaît de rappeler aujourd’hui l’existence de cet ouvrage tombé quasiment dans l’oubli, malgré sa réédition chez Le Dilettante voilà quelque trois ans.

Paru initialement en 1930, non sans difficulté, et écrit par un ancien combattant, Gabriel Chevallier, (à qui l’on devra quelques années plus tard l’assez connu Clochemerle), ce brûlot de plus de quatre cents pages décrit par le menu l’angoisse, la souffrance et la terreur des soldats lors de la Grande Guerre (1914-1918). Davantage récit autobiographique que roman, il parle avec brio de la vie au plus près de la ligne de front, dans les tranchées, les « boyaux », ainsi que des retours « à l’arrière » quand il s’agit pour les combattants de se faire soigner – avant de repartir sous les pluies d’obus. On suit, quasiment caméra épaule et pieds dans la boue, c’est parfois éprouvant mais édifiant, le quotidien de Jean Dartemont, simple soldat ; et ce depuis la Mobilisation jusqu’à l’Armistice. Sacré voyage dans la boue et le sang. L’Enfer.

Boudé par la critique d’alors et provoquant l’ire de l’armée de métier car « n’incitant pas au combat », ce remarquable ouvrage fut interdit en 1939 pour les raisons que l’on imagine. Aujourd’hui, il est toujours absent du Dictionnaire de la Grande Guerre (Laffont, 2008), ce qui, pour un témoignage pareil, reste incompréhensible.

En terme d’émotion et d’images ce roman n’a rien à envier à la fameuse première partie du Voyage… de L-F Céline (publié deux ans plus tard) ; il est remarquable tant par la langue magnifique de son auteur (précise et simple), que par le courage et la sincérité dont il fait preuve. (Une étude comparative reste à faire entre l’ouvrage de Céline – du moins la partie concernée –, celui d’Henri Barbusse (Le Feu), et celui-ci.) Extrait :

« – Répondez donc. On vous demande ce que vous avez fait ! – Oui ?… Eh bien ! J’ai marché le jour et la nuit, sans savoir où j’allais. J’ai fait l’exercice, passé des revues, creusé des tranchées, transporté des fils de fer, des sacs de terre, veillé au créneau. J’ai eu faim sans avoir à manger, soif sans avoir à boire, sommeil sans pouvoir dormir, froid sans pouvoir me réchauffer, et des poux sans pouvoir toujours me gratter… Voilà ! – C’est tout ? – Oui, c’est tout… Ou plutôt, non, ce n’est rien. Je vais vous dire la grande occupation de la guerre, la seule qui compte : J’AI EU PEUR. »

La peur. On parle peu de la peur, pendant la guerre, ce n’est pas très viril. On n’osait pas prononcer ce mot devant les jolies infirmières, qui prennent les gars amochés pour des durs. Des héros. On n’osait encore moins en parler devant ses supérieurs – qui pour certains d’entre eux, proches du feu, étaient perclus de peur aussi. Tout le monde a peur, face aux mitrailleuses, et chacun garde sa peur dans son ventre, sans rien oser dire. Fallait y aller. Avancer. Gagner du terrain. Alors que oui, la grande occupation de la guerre était d’y penser sans arrêt, en silence. Une obsession. A tel point que certains soldats se blessaient sérieusement eux-mêmes pour jouir du relatif soulagement de l’hôpital, et se soustraire temporairement au massacre, à cette atroce hantise de mourir, tripes à l’air. « Voici que l’hôpital est devenu une terre promise ». Le monde à l’envers.

De tout cela Gabriel Chevallier parle admirablement, avec les mots qu’il faut. Peu d’espoir sinon la peur encore, la peur toujours. « Dieu ? Allons allons, le ciel est vide comme un cadavre. Il n’y a dans le ciel que les obus et tous les engins mortels des hommes… La guerre a tué Dieu aussi ! »

Et, aussi, cette haine sourde contre les planqués, les décideurs, les chefs de guerre abrités dans leurs bureaux confortables et hors de portée, qui font durer, durer encore cette chose absurde qui semble ne jamais terminer : « – Ah ! bon Dieu !… si on mettait le père Joffre là dans mon trou, et le vieux Hindenbourg en face, avec tous les mecs à brassard, ça serait vite tassé leur guerre ! ». Quelques pages plus loin : « Si, dans le jour, je tenais au bout de mon fusil, à cent cinquante mètres, un Allemand sans défense, qui ne doute pas que je l’aperçois, très probablement je ne tirerais pas. Il me semble impossible de tuer ainsi, de sang-froid, commodément accoudé, en prenant bien le temps de viser, de tuer avec préméditation, sans réflexe qui décide de mon geste. »

On comprend pourquoi ce genre de littérature est peu apprécié par certains en période de conflit, c’est le moins qu’on puisse dire. Et pourtant. La Peur décrit avec minutie la différence fondamentale entre la réalité du feu, et la réalité presque paisible des stratèges en cols blancs. L’avant et l’arrière, le mur perceptif qui les sépare, et l’incompréhension qui en découle.

Je ne vais pas m’embarquer dans l’analyse exhaustive de ce livre (n’étant pas critique littéraire), ni truffer ce billet d’extraits et d’aphorismes (toujours plus efficaces dans leur contexte), mais j’en conseille avec force la lecture en ces temps de tensions qui sont les nôtres. C’est une lecture obligatoire, comme peu le sont. Quelques exemplaires ici.

J’aimerais en revanche introduire une notion plus générale, qui m’est venue en lisant ce chef-d’oeuvre oublié alors que d’un autre côté je découvrais avec intérêt un concept développé par le philosophe Jean-Paul Galibert. Les croisements sont parfois féconds.

Dans ses billets consacrés à ce qu’il appelle « Ontologie négative », Jean-Paul Galibert (dont vous pouvez suivre l’excellent blog ici), parle d’un concept tout à fait intéressant : Les plans de réalité. Qu’il définit comme suit : « Le réel s’étage et se pluralise en un nombre indéfini de plans de réalité. Les lieux, temps, groupes humains, si petits soient-ils, forment autant de plans de réalité, dès lors qu’ils peuvent être distingués par des mots, et deviennent donc opposables (…) La prolifération des plans de réalité est l’épaisseur et l’étrangeté du réél. »

Par exemple (je prends la responsabilité de cet exemple, J-P. Galibert me corrigera si nécessaire), la relation qui vous lie à votre chat, si vous en avez un, peut constituer un « plan de réalité ». Si vous lui donnez à manger, c’est à dire si une action particulière – et descriptible – se forme, un nouveau plan de réalité se créé, inscrit dans le premier. Et ainsi de suite, du général au particulier, du plus grand à l’infiniment petit, à l’infiniment lointain. La vie, notre vie, serait ainsi constituée de myriades de plans de réalité qui sont autant de relations entre les êtres et les espaces entre eux, avec dans l’idée que, comme proposait André Dhôtel : « Un coeur bat dans chaque pierre du chemin ».

Ce qui à mon sens est remarquable dans ce concept, et ce pourquoi j’en parle aujourd’hui dans ce billet sur la peur, c’est que par essence, si les plans de réalité sont « opposables », ils sont surtout, je crois, incommunicables. Chacun fait l’expérience d’un plan de réalité qu’il perçoit à un temps T en un espace E, mais sans pouvoir communiquer totalement ce qu’il vit ou a vécu. On peut décrire à autrui un plan de réalité, on peut essayer de mettre celui-ci en évidence, l’expliquer, le décortiquer pour en faire sentir la substance, mais jamais on ne pourra le faire vivre par cet autrui – qui ne pourra que s’en approcher par sa propre et éventuelle expérience : car il est unique et personnel, tel une empreinte digitale (j’ai envie de dire : cérébrale). Chacun est porteur de ses propres plans de réalité.

Ainsi toute lutte, tout combat contre les forces du mal, contre la misère, contre la bêtise humaine, contre l’injustice ou la maladie, est une expérience de perception incommunicable ontologiquement. A l’image de ceux qui vécurent de terribles moments (les guerres, les camps de la Mort, les grandes famines, etc.) et dont l’Histoire nous a fait se figurer le calvaire, on peut comprendre la souffrance et la lutte qu’on nous décrit ou qu’on observe, avoir de l’empathie pour tant d’adversité, voire vivre juste à côté, mais jamais on ne sera assez près. Jamais. Il y a toujours une distance et cette distance nous sépare de l’être qui souffre. On est hors plan. Chacun son plan. Ainsi l’Homme est toujours seul et absolument seul dans ses combats, quels qu’ils soient. Il est toujours seul sur le front, où ça canarde, où ça craint, la peur au ventre.

Même bien entouré, d’amour ou d’amitié, l’homme qui voit sa fin arriver est seul.

Je dédie ce billet à mon père, parti il y a un an à la suite d’une « grande guerre » contre la maladie, et dont je n’aurai, en vertu de ce qui précède et malgré mon amour, jamais pu m’approcher d’assez près.


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