Archive for the ‘Nouvelle’ Category

Si un bruit vous gêne

24 octobre 2012

Je suis allé me promener cet après-midi dans un endroit que j’aime : la « Promenade plantée » ; une voie aérienne du XIIème à l’origine destinée au train, aménagée depuis quelques années et comme son nom l’indique en lieu de promenade – rectiligne – bordé d’arbres et de végétation variée. C’est fort agréable et parfaitement calme en semaine. Idéal pour une balade méditative loin de la circulation.

Je marchais d’un bon pas, les mains dans les poches, plongé dans je ne sais quelle réflexion ou quel songe éveillé, lorsque j’aperçois, à une trentaine de mètres, un homme qui marchait devant moi. Et que j’allais rattraper si je ne modifiais pas mon allure. A mesure que la distance nous séparant se réduisait, un battement assez pénible me parvint aux oreilles : celui du rabat de sacoche mal fermé qui tapait au rythme de ses pas. Un bruit sec de plastique bas de gamme, tic tic, répétitif, tic tic, énervant. Probablement insupportable à terme, pour celui qui cherche la paix. Je décidai de ralentir, de le laisser filer ; qu’il disparaisse devant, s’évanouisse dans la perspective, ce fauteur de trouble. Je m’arrêtai presque, désirant creuser la distance avec efficacité. En soupirant d’aise retrouvée.

C’est alors que je perçus, pas loin derrière moi, une autre présence, sonore, progressive et tout aussi importune : un individu se rapprochait, propageant pour sa part un étrange raffut. Il ne me fallut pas longtemps pour comprendre : il portait aux pieds – je le vis en me retournant et en observant l’animal – des sortes de pantoufles orthopédiques en cuir sale, usées, grisâtres. Et qui traînaient, traînaient, traînaient à chacun de ses pas appuyés. Le type, débraillé et massif, n’avait pas l’air tout à fait normal – peut-être un handicap l’accablait-il. Quoi qu’il en fût, il n’y a rien de plus menaçant pour le moral qu’un homme qui traîne les pieds avec conviction. Ce bruit de friction symbolise à lui seul toute la lourdeur vacharde de la condition humaine. Le poids du monde sur les épaules des hommes qui n’en peuvent plus. Qui n’ont plus la force. C’est déprimant.

Je me suis vu devoir résoudre, et vite, un problème redoutable : comment trouver ma place entre les deux marcheurs afin que le bruit me dérange le moins possible, sachant que l’homme derrière moi se déplaçait un peu plus rapidement, me semblait-il, que celui devant moi. L’évidence mathématique m’accabla : V2 allait rejoindre V1, et moi j’étais pris dans une sorte d’étau sonore qui doucement se refermait, quelle que soit ma vitesse de déplacement.

Une idée lumineuse me traversa l’esprit : et si je m’arrêtais sur un banc pour laisser ce petit monde passer, s’éloigner de moi tout à fait ? Mais la lumière de cette idée ne me convint pas. Il n’était pas question que j’interrompisse ma promenade, que j’avais résolu de conduire d’un pas régulier pour oxygéner mes pensées. Rien à faire, que s’adapter.

Le secours d’un aphorisme de John Milton Cage Jr. – musicien minimaliste du siècle dernier, philosophe à ses heures – m’apparut alors, magnifique, providentiel : « Si un bruit vous gêne, écoutez-le. »

J’allais ainsi prêter une oreille attentive aux deux sources sonores dont l’amplitude s’accroissait, plutôt que d’essayer vainement de leur échapper.

Je me concentrai sur la première, la sacoche mal fermée qui me précédait, son petit battement swingué ; le trouvai alors intéressant avec son bruit de coquille, presque animal, un fragile animal. Il y avait du tempo dans l’air. Je comptai cinquante-huit battements par minute. Un down tempo, donc.

Les pantoufles quant à elles nous rattrapaient, tss… tff… tss… tff… tss…, c’était le charleston cymbale, impeccable, prodigieux. Un Zildjian des grandes occasions, juste feutré et sec comme il faut. L’envie me prit presque de me mettre à danser dès lors que V1, V2 et moi-même nous trouvâmes enfin groupés. Jazzmen de fortune.

Car alors… ah, messieurs et dames, que je vous dise…, car alors mon téléphone sonna. Une ligne de basse pentatonique et mélodique, saupoudrée d’un arpège aux claviers de derrière les fagots. Qui s’accordait à la perfection au rythme cadencé de mes compagnons.

Et qui me mit en joie dans la lumière d’octobre.

Il appartient à chacun de voir s’il y a une morale à cette histoire. La vie est pleine de contraintes, on le sait, d’adversité et de désagréments. Plutôt que de fuir, plutôt que de gémir, ne faut-il pas, parfois, chercher à composer ? Voir en quoi les entraves peuvent être profitables ? Si un bruit vous gêne, écoutez-le. Ecoutez-le bien. Pénétrez son monde. Merci John pour cette leçon de tolérance.

 *

(Parlant de tolérance, justement, le lecteur attentif et féru de grammaire aura peut-être noté des glissements de « concordance des temps » entre le début du récit, le milieu et la fin. C’est peu commun, totalement déconseillé en période d’examens scolaires, mais ici tout à fait délibéré.)

 

Le poteau

14 janvier 2012

Dans les yeux clairs du grand Buddy il y avait le ciel pâle, voûte immense, embuée, il y avait des arbres aussi, des résineux noirs et inquiétants, dansants comme des diables, dansant et scintillant dans les larmoiements de froid ; c’était en décembre ; (le tableau tremble sous les paupières rougies, chavire et disparaît dans un cillement ralenti).

Buddy Stanton, soixante-quinze ans maintenant, était un homme de force, un roc sec et sans faille, et puis, il faut le dire, un self made man, un vrai comme les Turtle Mountains savent encore en produire quelques fois par siècle. Stanton Supplies, les tracto-pelles, les tronçonneuses, les équarrisseuses et tout le bordel, c’est lui. Bud, mon vieux père, mon séquoia. Je vois sa vue se troubler, alors qu’on vient de quitter la véranda pour aller faire « sa marche » avec maman. Ses yeux fatigués de lutte, mais pleins d’espoir encore, de détermination. Le docteur avait dit : c’est normal que les yeux coulent, c’est les effets secondaires, ayez toujours un petit mouchoir, ça ne devrait pas être trop gênant. Pas être trop gênant. Est-ce qu’ils se rendent seulement compte les docteurs.

Marcher jusqu’au poteau. Le Saint Graal de la résistance, de la volonté. Un poteau électrique peint en vert, à 400 mètres au bord de la route St John, le dernier avant le carrefour de la 281. Faire de l’exercice. C’est important avait dit le docteur, de faire de l’exercice, de rester en mouvement. Au début, avec maman, ils allaient beaucoup plus loin, presque jusqu’au réservoir, ils faisaient le tour par Greenfield, s’arrêtaient même parfois chez les Harrison pour prendre quelque chose. Ça allait. Puis, à l’automne, c’est vite devenu plus difficile, plus douloureux surtout. Le souffle s’est mis à manquer, Bud avait des pointes il disait. Les jambes, amaigries, ne portaient plus assez loin. Mais comme il fallait bouger, activer les flux absolument, il a décidé – oui, décidé – qu’il fallait aller jusqu’au carrefour. Tout tranquillement. Et retour. C’est plutôt plat, il n’y a pas de circulation ou presque, que le bruit du vent dans les sapins. Mais c’était dur. Maman le poussait, le poussait, lui disait allez, allez, encore un peu, on y est presque, ça va aller, courage Bud. Mon Dieu. Voir ce solide gaillard marcher si lentement, si péniblement, comme s’il devait gravir une pente sévère, retenu par une main invisible. Mais il y arrivait. C’était magnifique. Chaque fois, en arrivant à la 281, il disait « c’est bon ! ». Le retour était plus serein, car le but était atteint ; ses yeux brillaient, il souriait. Victoire.

Et puis début novembre ses yeux se sont mis à tourner jaune, le foie n’allait pas très bien. L’état général s’est détérioré. Il ne mangeait plus grand chose, restait dans son relax. Il a quand même dit à maman qu’il voulait garder la marche quotidienne, au moins jusqu’au poteau, même si c’était affreux. Que tant qu’il y aurait cet objectif dans la journée, c’était une journée de gagnée. Une sacrée saloperie de journée de gagnée. Enfin, que tout n’était pas perdu. Maman, aimante comme jamais quoique anéantie par tout ça, restait positive, confiante, l’habillait, l’encourageait, lui mettait ses rangers, ou même ses raquettes, ses gros gants, son écharpe ; et départ dans le froid, tous les deux bien serrés. Un demi mile à faire : le tour du monde. A bout de force mais la distance conquise, il touchait alors le poteau  :  « c’est bon ! »,  « c’est bon ! ». Deux fois des voisins sont allés les récupérer. Cette volonté. Cette inaltérable volonté de se battre. Réussir jusqu’au poteau, mètre après mètre. Mais il s’est éloigné le poteau, il n’y a plus eu de poteau. Ce n’était plus possible.

Moi j’ai raté ma vie. Pour des raisons que je ne vais pas développer ici, oh non. Et là je suis en souffrance. La vraie. Je bois, je suis en sur-poids, (moi le sportif ! Le marathonien !), je ne sais plus quoi faire de mes journées. Tout m’échappe et se détourne de moi, même mon fils. Je vis désormais seul à Vancouver, dans la banlieue – quelle idée, aussi, d’avoir échoué ici ! C’est le nom qui m’attirait ! – ; hier on m’a coupé internet, que je ne pouvais plus payer, ah les salauds, clac, direct ; plus de réseau, plus rien. Autrement, il m’arrive de réparer des pneus pour pouvoir manger chaud, voilà, de gratter trois notes dans le SkyTrain, aussi ; et le soir j’écris. Enfin j’essaie. Des petits trucs, que je range sitôt faits dans un tiroir. Je lis parfois des romans, quand je ne suis pas trop assommé ; des écrivains qui vivaient dans des cabanes, isolés, alcooliques ; ça m’aide. C’est qu’il faudrait que je me relève, que je poursuive, que je remonte vers la lumière. Que j’en remette une couche. J’ai quitté le Dakota pour faire mon chemin, avec ma guitare, comme un grand con, et n’y suis revenu que pour les derniers jours de mon père, le téléphone n’y suffisant plus.

Quand je l’ai vu mon Buddy, à Bismarck, tout le monde était là à la clinique, maman, Claudia, Jeoffrey, Jamie, oncle Chet et les mômes. Tout le monde était réuni. On se relayait. La chambre était claire, silencieuse, virginale comme une combe à neige. Et mon pauvre Bud là au milieu du coton, le grand, le beau Bud, si maigre dans son pyjama tout propre, si définitivement condamné. (Je peux bien me plaindre, moi le bien vivant.) Un soir, juste avant Noël, le docteur nous a dit, en aparté et avec chaleur, c’est bientôt fini, c’est une question d’heures. Alors, pour la dernière fois, chacun d’entre nous est venu parler à Bud, en tout cas écouter sa respiration tout près, on peut dire religieusement. Je ne sais pas ce qu’il a dit exactement aux autres, ce qu’il a pu dire avec sa voix dont ne subsistait qu’un souffle rauque, mais à moi, à moi dont il savait les défaillances et les échecs, les tentatives vaines depuis tant d’années, les espérances déçues, les volontés détruites, à moi il m’a dit, il a eu la force incroyable de me dire, en me prenant la main, les yeux soudain grands ouverts : Le poteau… Tu sais… Tu te fixes un poteau… quelque chose… C’est ça l’important… Tenir jusqu’au poteau…


%d blogueurs aiment cette page :