En cette période estivale et faste, quoique tourmentée par les feux d’une actualité pas toujours réjouissante, j’aimerais rappeler la mémoire morte de Lucien Reivax, poète méconnu, horticulteur de grand talent, que l’Histoire a, par une injustice dont elle fait souvent son lit à ressorts, oublié dans un coin sombre et fort peu fréquenté.
Ce qui caractérise surtout Lucien Reivax, garçon plutôt mal loti par la nature, – disgracieux est le mot juste –, c’est qu’il n’aimait que le Beau. Plus précisément et depuis ses tout premiers jours, il ne supportait que le Beau. A la sortie de sa mère, on rapporte qu’il hurla si fort et si longtemps, qu’on dut faire venir la plus belle infirmière de la région – du côté de Brives – où il naquit, un 11 septembre 1911. (Notre distraction de lecteur exténué et peu féru de géométrie ne devrait pas nous faire manquer l’absolue symétrie de cette date fatidique. Plus qu’une coïncidence : un funeste présage.)
Très vite, autour du petit Lucien Reivax, on s’organisa ; tout changea ; ne fut qu’harmonie, symétries savantes, équilibre des volumes et des formes. Sous peine d’affreux cris d’angoisse, de manifestations de colère, d’agressivité, qui non seulement inquiétèrent la mère, le père, mais sidérèrent une bonne partie de la communauté pédiatrique – et plus tard scientifique. Qu’il manque une peluche sur une étagère, ou un livre, qu’un rai de lumière se fracasse un peu brutalement sur un mur, que la fenêtre s’ouvre sur un nuage mal dessiné, que la flamme d’une bougie soit abîmée par un courant d’air, et la maison se mettait à trembler des hurlements déchirants du terrible nourrisson. On dut fabriquer des biberons spéciaux, munis de tétines sans défaut, surveiller le décor en permanence, interdire l’accès à la chambrette à une bonne partie de la famille et à presque tous les proches. Tout le voisinage était terrifié, rasait les murs : Pour le petit, le simple fait de croiser en landau un être difforme, ou mal habillé, de voir une sale tête se pencher sur son alcôve de coton, et c’était le drame. Les cris de bête sauvage. C’est que dans cette région, le Limousin, tout le monde ou presque était laid à part les vaches. Les becs de lièvres couraient allègrement dans les champs, les faces de rats infestaient les salons et les cuisines, au milieu des têtes de cochon. Les gens étaient trop gras, trop petits ou trop larges, leur jambes trop courtes ou leur cous trop épais. La laideur était partout. Il n’y avait guère que la miraculeuse Lola, fille de laitière, gracile comme une libellule blonde, qui put approcher le petit sans que ça tourne vinaigre. Elle devint d’ailleurs rapidement sa nourrice. Car la mère de Lucien Reivax, elle, Bernadette Reivax née Duplot, quoique pas vilaine et même fort courtisée, avait dû « lâcher l’affaire » à cause de ses yeux vairons ; pouponner les yeux fermés, comprenons bien que c’est ennuyeux, à la longue.
Lucien Reivax, en ses jeunes années, posait problème, c’est le moins qu’on puisse dire ; il n’en « loupait pas une », comme le répétait sans cesse son opticien de père. La mochesse le faisait agonir. Tout ce qui n’était pas net, lisse, bien balancé, bien proportionné, c’était ouste ! loin caca ! du balai ! D’aucuns, consternés, évoquèrent le Diable. On fit venir un prêtre, qui n’y put rien. Ce satané gamin va finir par rendre tous les gens fous, s’écriait-on aux alentours. Avec ses exigences grandissantes. Car oui, les années passaient, le petit Lucien grandissait, et son goût du Beau, son irrépressible besoin de perfection formelle, avec lui ; goût qui s’affina, intransigeant comme une serpe. Les neurosciences en étaient quant à elles à leurs balbutiements, et personne, personne, malgré force tests, séjours en clinique et autres expériences à souris, ne put diagnostiquer avec certitude l’origine du « mal ». Le pourquoi de cette intolérance absolue envers ce qui n’était pas beau. Ou défini comme tel par l’animal. A ce propos, crucial, on peut se demander ce qu’était la beauté, en ce début de siècle mouvementé qui vit naître le cubisme analytique – cette horreur –, et se renforcer les totalitarismes. Était-ce toujours la beauté canonique du fameux nombre d’or ? les suites de Fibonacci, de Moralezza et Galbani ? ou ces équilibres athénoïdes aujourd’hui révolus quoiqu’issus des Origines ? – et qui par extraordinaire auraient infiltré le code génétique du bambin à son stade foetal ? Que dire de sensé sur la beauté à cette époque agitée ? Chaque époque à ses canons, ses affreuses grâces et ses Raymond Loewy, il y a des milliers de livres contradictoires sur la notion de beauté, sur son jugement (Kant), nous ne nous y attarderons pas ici. Quoi qu’il en fut, ce qui n’échappait point à Lucien Reivax, – qui dans un souci de cohérence et pour se venger des miroirs se fit appeler xavieR, avec majuscule finale, (Xavier reivaX, comment trouver plus équilibré ?), ce qui ne lui échappait point, donc, c’était par exemple la légèreté avec laquelle une bulle de savon de bonne taille se déplaçait dans l’air transparent, pour aller mourir brutalement sur une épine de rose. La beauté fugace de Dame Nature, voilà ce qui le séduisait, et en particulier celle de ses lois physiques. Economie énergétique, tensions minimales, pureté des contours. Le monde comme un vase de Chine. Dans lequel Lucien Reivax longtemps s’abrita.
Après une adolescence contrariée, toute de solitude onanique et d’austérité, Lucien Reivax – l’administration rejeta son « xavieR » – tenta, après force réflexions et mois d’hésitations (de sa part et de celle de son entourage déboussolé), des études d’arts décoratifs. Décoratifs, oui ! Ce fut un désastre. Non seulement ces études se soldèrent par un renvoi définitif, pour des raisons qu’on imagine sans peine, mais cette période conforta l’intraitable élève dans son idée que tout dans la vie était décidément hideux. Hideux et peu digne d’intérêt. Son raisonnement s’arrêtait là ; puis, artiste maudit, il se refermait comme une moule apeurée.
Lucien Reivax était malade, un grand malade, certes, déséquilibré incurable, et honni de beaucoup. Seul un petit groupuscule, parfait et bien cousu, se forma autour de lui pour essayer de le comprendre, pour essayer de « voir avec ses yeux » ce qui clochait tant et lui interdisait toute société durablement. On se pencha sur ses productions. Sur ses aphorismes calligraphiés, ses poèmes (Kayak, oWo + iHi, parmi d’autres), ses innombrables croquis, qu’il conservait pour la plupart à l’abri des regards. Minimaliste avant l’heure, ce Lucien Reivax ! on s’en serait douté ! Des lignes, des croisements, d’étonnantes équations filifères, des nuages de points, dans un équilibre – et une modernité ! – qui eût fait frissonner Kandinsky de jalousie s’ils s’étaient connus. Bizarrement, un élément géométrique revenait souvent dans son oeuvre graphique : une sorte de courbe logarithmique à épuisement progressif, comme un pavillon de trompette ou une fleur de liseron. Il y avait aussi ce court texte, mis en évidence, signé d’un « savant russe », Boris Koustenov, et qui aujourd’hui encore ne manque pas d’attirer l’attention de nombre d’analystes de la perception ; il est bon de le lire attentivement pour le bien saisir : « La sensation étant proportionnelle au logarithme du stimulus, comme l’a montré Fechner en acoustique, l’impression de bonheur, quand elle est stationnaire, tend à disparaître. Donc ce qui procure le bonheur doit s’accroître, mieux encore s’accélérer. Ce qui signifie que plus le nanti est possédant, moins il aura de chance de connaître le bonheur, car la différence entre son état présent de nanti et un échelon sensiblement supérieur devra être considérable pour qu’il le ressente. Il en va de même pour toute sensation, en particulier la sensation de beauté, ou de nouveauté. » On ne trouve plus trace de ce Koustenov dans la littérature scientifique et c’est bien dommage. Englouti dans les abysses de l’Histoire, lui aussi. En tous les cas, ce que tentait d’exprimer Lucien Reivax, ce sentiment précoce et diffus qu’il peinait à partager (sur ce qui pour lui était beau), ce pourquoi il voulait vivre et se battre malgré tout, est resté sans réelle explication à ce jour. Une énigme.
C’est au cours de son service militaire – pour lui obligatoire car malgré ses tares il était costaud –, puis dans le maquis pendant la Deuxième, que Lucien Reivax vit son désir inextinguible d’absolue beauté s’assoupir. Les horreurs de la guerre, les camarades perdus au front, les atrocités en série qui martelèrent sa rétine, lui firent apprendre que la laideur était bel et bien de ce monde. Surtout qu’elle était ce monde dans sa chair la plus vraie, la plus crue. Qu’il fallait bien compter avec. Tout comme la sensation de bonheur se raréfie quand les données sont stables, la sensation de malheur durcit l’âme quand le malheur se répète, la rendant peu à peu insensible, inaltérable. Au bout d’un moment on ne sent plus la douleur. Comme anesthésié, on ne sent plus rien. Lucien Reivax guérissait. Trouvait un nouvel équilibre. Dans son cerveau, le Laid s’était fait une place au soleil, magnifique, avec vue sur la Mort. Et il avait bien dû l’accepter. Dès lors sa vie changea, à en devenir presque banale.
Avant de conclure, et pour évoquer brièvement sa carrière professionnelle et le peu de ce qui constitua sa vie privée, ajoutons que Lucien Reivax se maria après la guerre avec Paulina Polovitch, une petite fleuriste d’origine juive qui avait échappé aux rafles et à qui, ironie du sort, il donna deux garçons identiques et très beaux.
Horticulteur par nécessité, il fut, ce n’est pas anodin, à l’origine de l’introduction en France de l’arum palaestinum, une des rares fleurs en forme de logarithme, dont il perfectionna la courbe et le coloris.
Fatigué, il mourut avec méthode le 9 septembre 1999, d’un simple coup de revolver dans la tempe droite.
On l’enterra dans l’intimité, sous un immense bouquet d’arums et un peu de terre.
Ses deux fils sont aujourd’hui co-directeurs du Revaags Institut vör Mathematik de Hampstaedt.
La vie est semée d’attracteurs étranges. Tout comme l’imagination.