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Moleskine

5 mai 2009

route-platanes2

« Danielle épousseta sa robe et se remit en route. »

La phrase est nette, ramassée, ouvre sur la clarté. Elle invite à poursuivre. Le roman sera vif. Et puis Danielle c’est parfait. Tout de sagesse et d’espièglerie. Mais ensuite ?

« Richard posa une main rugueuse sur l’épaule d’Urbain, le plus fort de ses trois garçons. »

Pas mal. On sent pointer ici le drame familial. Une histoire rude sur fond de paysannerie, sans aucun doute. Le choix des mots est une merveille d’intelligence synthétique. Richard et Urbain. Rat des champs, rat des villes. C’est bien lui, ça. Ces allitérations en R évoquent immédiatement l’âpreté. Faulkner est la chambre à côté, c’est clair.

Le carnet Moleskine, au cuir fatigué, contient des amorces d’histoires, des fragments brefs, des éclats. Parfois même seulement des premières phrases, les unes sous les autres, des « incipits », comme on les nomme. Sans rature aucune. C’est très étrange. « Anita sortit de son Austin et glissa sur le lit de feuilles mortes. » ; « Floriane raccrocha dans un soupir, puis se mit doucement à pleurer. » ; « Didier regarda par la fenêtre et songea qu’il n’y arriverait jamais. » Ce qui frappe, quand on parcourt les premières pages, c’est la présence d’un prénom en début de chaque phrase. Chantal, Josselin, Pierre-Charles, Gustave, etc. ; il y en a des dizaines – le mien n’y figure pas. Avec, tout de suite, un verbe au passé. Un verbe de mouvement. Lucien se leva. Catherine résolut. En tout cas un verbe qui imprime une dynamique forte à l’ensemble, tire vers l’avant. Ce qui est plutôt bon signe. « Hermine souleva le couvercle et poussa un cri d’effroi. » Mais ça s’arrête. Rien après le cri. Qu’y a-t-il dans la boîte, on n’en sait rien. On ne saura pas. L’écriture, appliquée et minuscule de mon ami N, toujours de la même encre verte, se crispe et l’élan est stoppé net. Changement de décor. Histoire suivante. Ce carnet noir, qu’il avait dû faire tomber en reprenant sa veste un soir, est une bibliothèque en puissance. Incroyable. Première fois que je lis ça. Il y a là des centaines de romans. De récits fous à venir. Je suis sidéré par cette effervescence. Ces envies qui se bousculent ; qu’il faut bien considérer hélas comme autant d’avortements. N, pour parler de lui, n’avait de cesse de me seriner avec son « œuvre », sa fameuse « grande oeuvre » qu’il devait coûte que coûte « terminer ». Tu parles. Commence-la, déjà. Creuse seulement dans le marbre un bout, mon ami.

Le chapitre des titres – je m’en veux d’être aussi curieux – est quant à lui tout aussi édifiant : LA REVANCHE DU CASTOR. En majuscules évidemment. Bof. Pas terrible comme titre. Ça fait un peu camp de scouts ; j’imagine un jeune pédé qui rumine, se venge, tue peut-être. Pas mon truc. Le sien, bien sûr. JUSTE UN PEU D’AMOUR. Oui, et puis quoi encore ? Non. DEMAIN, LA NEIGE. Non plus. A part si tu bosses à Météo-France, mais sinon. Franchement, tu déconnes mon pauvre N. T’étais mauvais en titres, y a pas à dire. LES ÉVADÉS DU SILENCE. Un peu mieux. J’aime assez ce contraste, ce chaud-froid entre le tapage étouffé d’une évasion et le ouaté du silence ; il y a de la métaphore dans l’air. Pas si mal. CARMEN AUSSI. Aussi quoi ? Non. Trop vague. SANS GABRIELLE. Ha ha ha. Sans Gabrielle. Il aurait pu changer le prénom pour le coup cet imbécile. Enfin peut-être que c’est bien la vie sans Gabrielle. Après tout. J’espère que t’en auras profité, mon cher. Je suis dur, pardonne-moi. Tiens, en voilà un de titre qui m’a l’air bon : BALISTIQUE DU DÉSASTRE. Oui, ça c’est très bon. La charge sémantique est immédiate, très visuelle. On imagine bien la saloperie de trajectoire. (Un côté Nothomb, dans ce titre, mais c’est pas grave, elle n’a pas le monopole de cette structure binaire, la chapelière.) Bref. Balistique du désastre. Tu parles d’un désastre ! Dommage qu’il n’y ait rien après le titre, on n’a rien trouvé nulle part, ça aurait sans doute expliqué des choses.

Et puis ces phrases, ces amorces de dialogues. Débuts ? Fins ? Milieux ? « La première photo de la série montre une mouche écrasée sur une vitre. L’abdomen bleu a éclaté en une sorte de bouillie crémeuse ». Putain. C’était bien noir dans ta tête, mon con. Bien noir. Ou : « Il aurait pu la tuer, cette nuit-là, dans son sommeil de jeune pute éthérée. Mais elle était brune. Il ne tuait jamais les brunes. » Ben tiens. Jamais les brunes.

« Tu m’aimes encore ?
–   Oui.
–   On dirait pas.
–   Pourtant je t’aime encore.
–   Tu m’aimes comment ?
–   Comme le Coca.
–   Le Coca Light alors. »

« Tu devrais leur en parler.
–   Non.
–   Tu leur as jamais dit ?
–   Non.
–   Pourquoi ?
–   Mon père me tuerait. »

De petits dialogues hasardeux, sans liens et sans buts, s’approprient ainsi la fin du « carnet n°3 ».  (Où sont les autres carnets, il faudrait chercher dans tout son bordel.) Il y a aussi des réflexions, des aphorismes çà et là. « On serait prêt à tout, les quelques minutes qui précèdent l’orgasme. C’est terrible. La bite prend les commandes, on se déconnecte de soi. Je l’ai souvent remarqué. » Dans un autre registre : « Le monde entier est une illusion. Toutes les images sont des illusions. On est tous l’illusion d’une autre illusion. Alors allons-y gaiement : soyons tous illusionnistes.»

Quoiqu’il en soit il n’y a jamais eu d’œuvre. Pas à ma connaissance. Aucun livre ni aucun manuscrit complet n’est jamais sorti de sa soupente, à N. Lui qui se voyait écrivain. Romancier, même. Grand romancier. Pauvre N. Qui ne sortait jamais. « Non je reste, je reste là. Ça va pas s’écrire tout seul », qu’il nous lançait depuis sa petite fenêtre, quand on allait boire des coups à L’Océan.

Il ne s’agit pas d’un accident, faut arrêter. J’y crois pas. Sans alcool, on ne dévie pas comme ça de sa trajectoire sur une ligne droite. Pas comme ça.


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