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Le poteau

14 janvier 2012

Dans les yeux clairs du grand Buddy il y avait le ciel pâle, voûte immense, embuée, il y avait des arbres aussi, des résineux noirs et inquiétants, dansants comme des diables, dansant et scintillant dans les larmoiements de froid ; c’était en décembre ; (le tableau tremble sous les paupières rougies, chavire et disparaît dans un cillement ralenti).

Buddy Stanton, soixante-quinze ans maintenant, était un homme de force, un roc sec et sans faille, et puis, il faut le dire, un self made man, un vrai comme les Turtle Mountains savent encore en produire quelques fois par siècle. Stanton Supplies, les tracto-pelles, les tronçonneuses, les équarrisseuses et tout le bordel, c’est lui. Bud, mon vieux père, mon séquoia. Je vois sa vue se troubler, alors qu’on vient de quitter la véranda pour aller faire « sa marche » avec maman. Ses yeux fatigués de lutte, mais pleins d’espoir encore, de détermination. Le docteur avait dit : c’est normal que les yeux coulent, c’est les effets secondaires, ayez toujours un petit mouchoir, ça ne devrait pas être trop gênant. Pas être trop gênant. Est-ce qu’ils se rendent seulement compte les docteurs.

Marcher jusqu’au poteau. Le Saint Graal de la résistance, de la volonté. Un poteau électrique peint en vert, à 400 mètres au bord de la route St John, le dernier avant le carrefour de la 281. Faire de l’exercice. C’est important avait dit le docteur, de faire de l’exercice, de rester en mouvement. Au début, avec maman, ils allaient beaucoup plus loin, presque jusqu’au réservoir, ils faisaient le tour par Greenfield, s’arrêtaient même parfois chez les Harrison pour prendre quelque chose. Ça allait. Puis, à l’automne, c’est vite devenu plus difficile, plus douloureux surtout. Le souffle s’est mis à manquer, Bud avait des pointes il disait. Les jambes, amaigries, ne portaient plus assez loin. Mais comme il fallait bouger, activer les flux absolument, il a décidé – oui, décidé – qu’il fallait aller jusqu’au carrefour. Tout tranquillement. Et retour. C’est plutôt plat, il n’y a pas de circulation ou presque, que le bruit du vent dans les sapins. Mais c’était dur. Maman le poussait, le poussait, lui disait allez, allez, encore un peu, on y est presque, ça va aller, courage Bud. Mon Dieu. Voir ce solide gaillard marcher si lentement, si péniblement, comme s’il devait gravir une pente sévère, retenu par une main invisible. Mais il y arrivait. C’était magnifique. Chaque fois, en arrivant à la 281, il disait « c’est bon ! ». Le retour était plus serein, car le but était atteint ; ses yeux brillaient, il souriait. Victoire.

Et puis début novembre ses yeux se sont mis à tourner jaune, le foie n’allait pas très bien. L’état général s’est détérioré. Il ne mangeait plus grand chose, restait dans son relax. Il a quand même dit à maman qu’il voulait garder la marche quotidienne, au moins jusqu’au poteau, même si c’était affreux. Que tant qu’il y aurait cet objectif dans la journée, c’était une journée de gagnée. Une sacrée saloperie de journée de gagnée. Enfin, que tout n’était pas perdu. Maman, aimante comme jamais quoique anéantie par tout ça, restait positive, confiante, l’habillait, l’encourageait, lui mettait ses rangers, ou même ses raquettes, ses gros gants, son écharpe ; et départ dans le froid, tous les deux bien serrés. Un demi mile à faire : le tour du monde. A bout de force mais la distance conquise, il touchait alors le poteau  :  « c’est bon ! »,  « c’est bon ! ». Deux fois des voisins sont allés les récupérer. Cette volonté. Cette inaltérable volonté de se battre. Réussir jusqu’au poteau, mètre après mètre. Mais il s’est éloigné le poteau, il n’y a plus eu de poteau. Ce n’était plus possible.

Moi j’ai raté ma vie. Pour des raisons que je ne vais pas développer ici, oh non. Et là je suis en souffrance. La vraie. Je bois, je suis en sur-poids, (moi le sportif ! Le marathonien !), je ne sais plus quoi faire de mes journées. Tout m’échappe et se détourne de moi, même mon fils. Je vis désormais seul à Vancouver, dans la banlieue – quelle idée, aussi, d’avoir échoué ici ! C’est le nom qui m’attirait ! – ; hier on m’a coupé internet, que je ne pouvais plus payer, ah les salauds, clac, direct ; plus de réseau, plus rien. Autrement, il m’arrive de réparer des pneus pour pouvoir manger chaud, voilà, de gratter trois notes dans le SkyTrain, aussi ; et le soir j’écris. Enfin j’essaie. Des petits trucs, que je range sitôt faits dans un tiroir. Je lis parfois des romans, quand je ne suis pas trop assommé ; des écrivains qui vivaient dans des cabanes, isolés, alcooliques ; ça m’aide. C’est qu’il faudrait que je me relève, que je poursuive, que je remonte vers la lumière. Que j’en remette une couche. J’ai quitté le Dakota pour faire mon chemin, avec ma guitare, comme un grand con, et n’y suis revenu que pour les derniers jours de mon père, le téléphone n’y suffisant plus.

Quand je l’ai vu mon Buddy, à Bismarck, tout le monde était là à la clinique, maman, Claudia, Jeoffrey, Jamie, oncle Chet et les mômes. Tout le monde était réuni. On se relayait. La chambre était claire, silencieuse, virginale comme une combe à neige. Et mon pauvre Bud là au milieu du coton, le grand, le beau Bud, si maigre dans son pyjama tout propre, si définitivement condamné. (Je peux bien me plaindre, moi le bien vivant.) Un soir, juste avant Noël, le docteur nous a dit, en aparté et avec chaleur, c’est bientôt fini, c’est une question d’heures. Alors, pour la dernière fois, chacun d’entre nous est venu parler à Bud, en tout cas écouter sa respiration tout près, on peut dire religieusement. Je ne sais pas ce qu’il a dit exactement aux autres, ce qu’il a pu dire avec sa voix dont ne subsistait qu’un souffle rauque, mais à moi, à moi dont il savait les défaillances et les échecs, les tentatives vaines depuis tant d’années, les espérances déçues, les volontés détruites, à moi il m’a dit, il a eu la force incroyable de me dire, en me prenant la main, les yeux soudain grands ouverts : Le poteau… Tu sais… Tu te fixes un poteau… quelque chose… C’est ça l’important… Tenir jusqu’au poteau…

2012

1 janvier 2012

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Bonne Année aux funambules du désastre, aux oubliés des listes, à ceux de peu, aux « inutiles ».
Bonne Année au dernier des derniers, aux foutus d’avance, à ceux qu’on fait taire, aux minuscules.
Bonne Année la Terre. Bonne Année le Ciel. Bonne Année à vous.