Archive for juillet 2009

L’ère du masque

26 juillet 2009

masques blog

Cher Monsieur,

J’ai bien reçu votre courrier du 14 mai dernier qui faisait suite à notre entretien, vous remercie de votre intérêt et de votre confiance.

Débordés comme rarement, c’est avec vigueur et bien navré que je tiens tout d’abord à m’excuser pour cette réponse un peu tardive. Ce qui m’a permis en revanche me pencher personnellement sur les éléments que vous surlignez dans votre missive, questions qui tout comme vous continuent de nous inquiéter aujourd’hui, je puis vous l’affirmer sans détour.

Peut-être les lignes ci-jointes en copie (extrait libre du dossier), matrice mise en forme à l’époque par nos services pour la procédure de contumace, vous aideront-elles dans vos investigations. Que les quelques tournures littéraires et autre cosmétique que vous y trouverez, – ce ton qui peut aider la défense dans sa préparation –, ne vous empêche pas, le cas échéant, de voir ce que vous recherchez pour votre émission – fameuse, et toujours intéressante.

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Me Gaspard de Hauteville, Avocat à la Cour.

*

(…)

Ce 12 septembre 1989, – autant dire il y a un siècle –, quand Pierre Bonnefoy tape pour la première fois « Bo JH TTBM » sur le clavier de son minitel, il entre sans le savoir dans un univers qui finira par l’empoisonner. L’empoisonner et, ce qui n’est pas moins grave, l’emprisonner tout à fait.

Pierre Bonnefoy s’ennuie dans la vie. Il a un travail, marionnettiste, une femme, quelques amis, même un projet d’enfant, mais il s’ennuie ferme. D’autant qu’il présente aux yeux d’autrui le profil type de « l’homme moyen » tel que certains le conçoivent encore, avec une once de mépris bourgeois. L’homme incolore, avec son court mètre soixante-douze, son visage mou de poupon craintif, et, pour entrer comme il faut dans le tableau, son début d’alopécie et sa propension à la transpiration excessive. Or s’il est une chose que Pierre Bonnefoy redoute avant tout, c’est, paradoxalement, la mollesse palote de l’existence. Le train-train quotidien, sans aspérité aucune, sans chemin qui s’enfonce, sans mystère qui happe, sans excitation particulière. Sa jeunesse festive et protégée à Neuilly ne l’a pas habitué, encore moins préparé, à la grisaille commune des jours. On arguerait pourtant qu’un projet d’enfant est quelque chose de lumineux, qui risque de déboucher sur des joies longues ; qu’on va oublier son petit nombril d’intermittent du spectacle un temps, mais non : Pierre Bonnefoy n’en a cure ; il ne peut que se résoudre à admettre qu’il s’ennuie trop souvent ; c’est comme ça, c’est son sentiment. Ce qui le chagrine, surtout, faut-il le redire, c’est son aspect physique ; on le regarde fort peu : il eut préféré de loin être plus grand, plus beau, globalement mieux bâti, plus viril aussi, plus résistant ; mais la nature, sans avoir été cruelle, ne l’a doté que moyennement des atours du corps ; le minimum vital en somme ; charpente, cœur, poumons, et sang, pour faire bref. Ce qui, nous allons le voir, est un peu juste, pour les ambitions démesurément sensuelles de Pierre Bonnefoy – que ses marionnettes ne peuvent absorber.

« Bo JH TTBM », donc. Le pseudo brille de son éclat le plus vif sur l’écran de pixels ; intrigue, en ce tout début d’époque des « réseaux sociaux ».  Et puis ça n’est pas rien « TTBM », sigle emprunté aux codes gays naissants ; « très très bien membré », ça attise sacrément ; le truc hors norme, la puissance vitale qui fait tant défaut à Pierre Bonnefoy. Lui soudain en Apollon-étalon ! pectoraux, abdominaux, barre à mine à mi-hauteur. Magnifique avatar ! Dieu grec, mesdames et messieurs les jurés ! Au travers duquel il conversera longuement, fièrement, avec « Corinne mariée », « Julia 95C », « Couple pour trio », voire même « Bruno bonne suceuse », sources inépuisables d’excitation, de dialogues salaces et prometteurs qui parfois l’emmèneront jusqu à tard dans la nuit, sexe en main, en transe, alors que sa femme Sophie dort. Ou qu’elle ne dort pas.

Dans la vie tristement pâle de Pierre Bonnefoy, cette découverte qu’on peut s’inventer vite fait une identité en kit – fut-elle fallacieuse – va s’avérer d’abord providentielle, quoique ce jeu de rôles, comme on pourrait le définir sans pousser trop l’analyse, n’occasionnera aucune rencontre véritable. (Plus besoin de rencontrer d’ailleurs : le tchat, comme chacun sait, permet d’obtenir une distance si proche – curieux oxymore -, si tactile, qu’il est devenu tout à fait décevant et superflu de rencontrer qui que ce soit ; d’autant plus quand, comme dans le cas de Pierre Bonnefoy, il y aurait clairement « tromperie sur la marchandise ».) Providentielle découverte, disais-je, car cette forme de schizophrénie virtuelle et délibérée, contrôlée au début, va se trouver comme porteuse d’une vie augmentée, annonciatrice d’un espace de plus à parcourir (assis, devant la peau si douce de l’écran), d’un champ sensoriel nouveau à investir ; il serait trivial et taquin d’affirmer qu’elle invite à une Second Life (ici, essentiellement sexuelle). En tout cas à une other life. Ce qui ne connaît aucun précédent dans l’histoire des technologies de communication.

Par parenthèse, le cas Bonnefoy n’est pas sur ce plan un cas isolé, loin s’en faut. Des hordes de mâles assoiffés, qui s’ennuient tout autant, l’enquête l’a montré,  rejoints bientôt par des grappes de femelles tout aussi seules, vont se retrouver, régulièrement, sur des « sites de rencontres ». (Parfois, d’ailleurs, une rencontre a lieu. Une vraie. Avec, la plupart du temps, étreinte mécanique, expédiée, désillusion à la clé, et retour à la case solitude pour refaire un tour. Mille tours. Myriades de solitudes tout agitées de mouvement brownien, erotico-erratique, c’est très amusant à observer. Moins à vivre, forcément, à la longue.) De nos jours, ces sites se sont perfectionnés, chacun bénéficie d’une « fiche produit » personnelle permettant l’évaluation rapide et réciproque de la marchandise. Il fut un temps, notons-le au passage avant de clore la parenthèse, où le chaland espérait, en s’inscrivant sur ces sites, faire une « vraie rencontre », sérieuse, durable ; surtout sur ceux où le motif de consommation sexuelle était plus sournoisement éludé au niveau fonctionnel. Mais ne nous leurrons pas mesdames et messieurs : dans ce monde du jetable-roi, chacun cherche son chat d’un soir, comme dirait l’autre, comme-ci ou comme ça. Puisqu’on s’ennuie. Puisqu’on doit consommer jusqu’à la mort, abrutis que nous sommes.

(…)

Voilà notre Pierre Bonnefoy rendu en juillet 2006, plus de quinze ans d’expériences virtuelles derrière lui. Il est divorcé, sans enfant, au chômage, fiché pour « détention et diffusion d’images numériques à caractère pédophile », fatigué chronique, sujet à de fréquents maux de tête, accès de torpeur morbide et autres vertiges difficilement supportables. Son généraliste (Dr. Rubinstein) y voit surtout une dépression bien installée, consécutive à une monomanie désocialisante, de type addictif, doublée d’un manque total d’activité physique. Ce que le praticien ne voit pas, en revanche, qui est fondamental et que révèlera plus tard l’expertise psychiatrique, c’est qu’il n’y a plus de Pierre Bonnefoy : Pierre Bonnefoy a quasiment disparu. Il y a bien son patronyme sur sa carte de sécu, sur tous ses papiers, sur sa boîte aux lettres remplie des courriers qu’il reçoit à son nom, il y a bien çà et là de réelles traces d’identité, mais lui, Pierre Bonnefoy, le vrai, l’habile marionnettiste, le mari timide et effacé, n’existe plus. Il s’est dissout, liquéfié ; ou plus exactement il a éclaté en monades identitaires multiples, cent fois renouvelées. Pierre Bonnefoy, en homme intelligent et créatif, a été non seulement un jeune homme fortement doté, le « bo jeune homme » des débuts, mais aussi, une « fée des enfants », un « fan de Barbapapa », un « prof de lettres cokin », une « salope à blacks » ; il a été Bobby la gaule, Cul d’or, Lili Pute, Heavy Cock, Hot Psy, Tarzette, China girl, Blanche fesse, Urubu, Penetrator, etc. ; il a rempli des dizaines de fausses fiches, agrémenté ses « pages perso » de photos volées sur le web – portraits, nus –, de renseignements précis et invérifiables sur « lui » (mais lequel ?); il a parcouru des forums en anonyme, des blogs, affublé de pseudos étranges, parfois drôles, ou consternants, ou effarants. Il est resté des heures, des milliers d’heures, hébété, drogué, loin de Pierre Bonnefoy du vrai monde, loin de la vraie vie, s’inventant des destinées, créant des marionnettes inédites, assis devant sa fenêtre magique avec ses masques d’halluciné, aspiré par les courants forts de l’océan bleu, son seul et unique horizon.

Dans ce qu’on entend d’habitude par « monde réel », analogique, Pierre Bonnefoy a fini par totalement inexister. Avant l’incident il ne mangeait plus, ou si peu, si mal, son bureau où il s’est longtemps calfeutré était devenu un indescriptible foutoir, un cloaque aux relents aigres. Sans travail, sans confident véritable, seul dans sa citadelle, il disait pourtant vivre « intensément », échanger avec ses « nombreux amis » MySpace, quand sur ordre de police on est venu le chercher pour l’interner en urgence. Pour « l’écarter du monstre et le mettre à l’abri », rectifie Madame sa mère, éplorée (Lucette B., née Daumier, troisième témoin).

Voici venue l’ère du masque, mesdames et messieurs les jurés, sinistre et redoutable ; cet avènement que permet Internet avec une facilité et une efficacité inégalables, et qui, soyons clairs, ne fait que commencer.

Dépassé par la Machine, avec comme seule boussole sa passion, l’Homme est faible s’il est livré à lui-même. Aussi j’en appellerai à votre clémence, à votre intelligence sensible surtout. Comment ne pas avoir une pensée émue pour Pierre Bonnefoy, ce pauvre homme qui, m’a-t-on signalé lors de ma dernière visite à Sainte-Anne, souffre maintenant d’effrayants délires hallucinatoires. Le service où il se fait soigner reçoit de plus en plus de cas semblablement tourmentés. De plus en plus jeunes. Des « gamers », des « fous de la toile », comme on les appelle. Indépendamment du passage à l’acte qui nous occupe avec Bonnefoy et pour lequel les dernières expertises montrent bien des lacunes, je laisse à votre sagacité le soin de juger combien tout ceci est préoccupant pour la Santé Publique.

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Note NLR : si un brin d’éclairage sur la dimension psychopathologique de cette affaire était jugé nécessaire, le lecteur intéressé pourra notamment se référer au « syndrome de Lerne », curieuse affection décrite dans quelque sombre pli de HYROK, roman social à paraître le 7 octobre 2009 aux éditions Léo Scheer.

Attracteur étrange

5 juillet 2009

attracteur

En cette période estivale et faste, quoique tourmentée par les feux d’une actualité pas toujours réjouissante, j’aimerais rappeler la mémoire morte de Lucien Reivax, poète méconnu, horticulteur de grand talent, que l’Histoire a, par une injustice dont elle fait souvent son lit à ressorts, oublié dans un coin sombre et fort peu fréquenté.
Ce qui caractérise surtout Lucien Reivax, garçon plutôt mal loti par la nature, – disgracieux est le mot juste –, c’est qu’il n’aimait que le Beau. Plus précisément et depuis ses tout premiers jours, il ne supportait que le Beau. A la sortie de sa mère, on rapporte qu’il hurla si fort et si longtemps, qu’on dut faire venir la plus belle infirmière de la région – du côté de Brives – où il naquit, un 11 septembre 1911. (Notre distraction de lecteur exténué et peu féru de géométrie ne devrait pas nous faire manquer l’absolue symétrie de cette date fatidique. Plus qu’une coïncidence : un funeste présage.)
Très vite, autour du petit Lucien Reivax, on s’organisa ; tout changea ; ne fut qu’harmonie, symétries savantes, équilibre des volumes et des formes. Sous peine d’affreux cris d’angoisse, de manifestations de colère, d’agressivité, qui non seulement inquiétèrent la mère, le père, mais sidérèrent une bonne partie de la communauté pédiatrique – et plus tard scientifique.  Qu’il manque une peluche sur une étagère, ou un livre, qu’un rai de lumière se fracasse un peu brutalement sur un mur, que la fenêtre s’ouvre sur un nuage mal dessiné, que la flamme d’une bougie soit abîmée par un courant d’air, et la maison se mettait à trembler des hurlements déchirants du terrible nourrisson. On dut fabriquer des biberons spéciaux, munis de tétines sans défaut, surveiller le décor en permanence, interdire l’accès à la chambrette à une bonne partie de la famille et à presque tous les proches. Tout le voisinage était terrifié, rasait les murs : Pour le petit, le simple fait de croiser en landau un être difforme, ou mal habillé, de voir une sale tête se pencher sur son alcôve de coton, et c’était le drame. Les cris de bête sauvage. C’est que dans cette région, le Limousin, tout le monde ou presque était laid à part les vaches. Les becs de lièvres couraient allègrement dans les champs, les faces de rats infestaient les salons et les cuisines, au milieu des têtes de cochon. Les gens étaient trop gras, trop petits ou trop larges, leur jambes trop courtes ou leur cous trop épais. La laideur était partout. Il n’y avait guère que la miraculeuse Lola, fille de laitière, gracile comme une libellule blonde, qui put approcher le petit sans que ça tourne vinaigre. Elle devint d’ailleurs rapidement sa nourrice. Car la mère de Lucien Reivax, elle, Bernadette Reivax née Duplot, quoique pas vilaine et même fort courtisée, avait dû « lâcher l’affaire » à cause de ses yeux vairons ; pouponner les yeux fermés, comprenons bien que c’est ennuyeux, à la longue.

Lucien Reivax, en ses jeunes années, posait problème, c’est le moins qu’on puisse dire ; il n’en « loupait pas une », comme le répétait sans cesse son opticien de père. La mochesse le faisait agonir. Tout ce qui n’était pas net, lisse, bien balancé, bien proportionné, c’était ouste ! loin caca ! du balai ! D’aucuns, consternés, évoquèrent le Diable. On fit venir un prêtre, qui n’y put rien. Ce satané gamin va finir par rendre tous les gens fous, s’écriait-on aux alentours. Avec ses exigences grandissantes. Car oui, les années passaient, le petit Lucien grandissait, et son goût du Beau, son irrépressible besoin de perfection formelle, avec lui ; goût qui s’affina, intransigeant comme une serpe. Les neurosciences en étaient quant à elles à leurs balbutiements, et personne, personne, malgré force tests, séjours en clinique et autres expériences à souris, ne put diagnostiquer avec certitude l’origine du « mal ». Le pourquoi de cette intolérance absolue envers ce qui n’était pas beau. Ou défini comme tel par l’animal. A ce propos, crucial, on peut se demander ce qu’était la beauté, en ce début de siècle mouvementé qui vit naître le cubisme analytique – cette horreur –, et se renforcer les totalitarismes. Était-ce toujours la beauté canonique du fameux nombre d’or ? les suites de Fibonacci, de Moralezza et Galbani ? ou ces équilibres athénoïdes aujourd’hui révolus quoiqu’issus des Origines ?  – et qui par extraordinaire auraient infiltré le code génétique du bambin à son stade foetal ? Que dire de sensé sur la beauté à cette époque agitée ? Chaque époque à ses canons, ses affreuses grâces et ses Raymond Loewy, il y a des milliers de livres contradictoires sur la notion de beauté, sur son jugement (Kant), nous ne nous y attarderons pas ici. Quoi qu’il en fut, ce qui n’échappait point à Lucien Reivax, – qui dans un souci de cohérence et pour se venger des miroirs se fit appeler xavieR, avec majuscule finale, (Xavier reivaX, comment trouver plus équilibré ?), ce qui ne lui échappait point, donc, c’était par exemple la légèreté avec laquelle une bulle de savon de bonne taille se déplaçait dans l’air transparent, pour aller mourir brutalement sur une épine de rose. La beauté fugace de Dame Nature, voilà ce qui le séduisait, et en particulier celle de ses lois physiques. Economie énergétique, tensions minimales, pureté des contours. Le monde comme un vase de Chine. Dans lequel Lucien Reivax longtemps s’abrita.

Après une adolescence contrariée, toute de solitude onanique et d’austérité, Lucien Reivax – l’administration rejeta son « xavieR » – tenta, après force réflexions et mois d’hésitations (de sa part et de celle de son entourage déboussolé), des études d’arts décoratifs. Décoratifs, oui ! Ce fut un désastre.  Non seulement ces études se soldèrent par un renvoi définitif, pour des raisons qu’on imagine sans peine, mais cette période conforta l’intraitable élève dans son idée que tout dans la vie était décidément hideux. Hideux et peu digne d’intérêt. Son raisonnement s’arrêtait là ; puis, artiste maudit, il se refermait comme une moule apeurée.

Lucien Reivax était malade, un grand malade, certes, déséquilibré incurable, et honni de beaucoup.  Seul un petit groupuscule, parfait et bien cousu, se forma autour de lui pour essayer de le comprendre, pour essayer de « voir avec ses yeux » ce qui clochait tant et lui interdisait toute société durablement. On se pencha sur ses productions. Sur ses aphorismes calligraphiés, ses poèmes (Kayak, oWo + iHi, parmi d’autres), ses innombrables croquis, qu’il conservait pour la plupart à l’abri des regards. Minimaliste avant l’heure, ce Lucien Reivax ! on s’en serait douté ! Des lignes, des croisements, d’étonnantes équations filifères, des nuages de points, dans un équilibre – et une modernité ! – qui eût fait frissonner Kandinsky de jalousie s’ils s’étaient connus. Bizarrement, un élément géométrique revenait souvent dans son oeuvre graphique : une sorte de courbe logarithmique à épuisement progressif, comme un pavillon de trompette ou une fleur de liseron.  Il y avait aussi ce court texte, mis en évidence, signé d’un « savant russe », Boris Koustenov, et qui aujourd’hui encore ne manque pas d’attirer l’attention de nombre d’analystes de la perception ; il est bon de le lire attentivement pour le bien saisir : « La sensation étant proportionnelle au logarithme du stimulus, comme l’a montré Fechner en acoustique, l’impression de bonheur, quand elle est stationnaire, tend à disparaître. Donc ce qui procure le bonheur doit s’accroître, mieux encore s’accélérer. Ce qui signifie que plus le nanti est possédant, moins il aura de chance de connaître le bonheur, car la différence entre son état présent de nanti et un échelon sensiblement supérieur devra être considérable pour qu’il le ressente. Il en va de même pour toute sensation, en particulier la sensation de beauté, ou de nouveauté. » On ne trouve plus trace de ce Koustenov dans la littérature scientifique et c’est bien dommage. Englouti dans les abysses de l’Histoire, lui aussi. En tous les cas, ce que tentait d’exprimer Lucien Reivax, ce sentiment précoce et diffus qu’il peinait à partager (sur ce qui pour lui était beau), ce pourquoi il voulait vivre et se battre malgré tout, est resté sans réelle explication à ce jour. Une énigme.

C’est au cours de son service militaire – pour lui obligatoire car malgré ses tares il était costaud –, puis dans le maquis pendant la Deuxième, que Lucien Reivax vit son désir inextinguible d’absolue beauté s’assoupir. Les horreurs de la guerre, les camarades perdus au front, les atrocités en série qui martelèrent sa rétine, lui firent apprendre que la laideur était bel et bien de ce monde. Surtout qu’elle était ce monde dans sa chair la plus vraie, la plus crue. Qu’il fallait bien compter avec. Tout comme la sensation de bonheur se raréfie quand les données sont stables, la sensation de malheur durcit l’âme quand le malheur se répète, la rendant peu à peu insensible, inaltérable. Au bout d’un moment on ne sent plus la douleur. Comme anesthésié, on ne sent plus rien. Lucien Reivax guérissait. Trouvait un nouvel équilibre. Dans son cerveau, le Laid s’était fait une place au soleil, magnifique, avec vue sur la Mort. Et il avait bien dû l’accepter. Dès lors sa vie changea, à en devenir presque banale.

Avant de conclure, et pour évoquer brièvement sa carrière professionnelle et le peu de ce qui constitua sa vie privée, ajoutons que Lucien Reivax se maria après la guerre avec Paulina Polovitch, une petite fleuriste d’origine juive qui avait échappé aux rafles et à qui, ironie du sort, il donna deux garçons identiques et très beaux.
Horticulteur par nécessité, il fut, ce n’est pas anodin, à l’origine de l’introduction en France de l’arum palaestinum, une des rares fleurs en forme de logarithme, dont il perfectionna la courbe et le coloris.
Fatigué, il mourut avec méthode le 9 septembre 1999, d’un simple coup de revolver dans la tempe droite.
On l’enterra dans l’intimité, sous un immense bouquet d’arums et un peu de terre.
Ses deux fils sont aujourd’hui co-directeurs du Revaags Institut vör Mathematik de Hampstaedt.

La vie est semée d’attracteurs étranges. Tout comme l’imagination.