Archive for the ‘Parfum’ Category

Photolfactives (3)

28 septembre 2012

Me revoilà. Pour le dernier volet de cette brève trilogie perceptive dans le monde des parfums. Cette rentrée, plus fraîche heureusement, – alors que mon projet SIX MILLIONS avance à la vitesse d’un étalon à l’abreuvoir –, m’a vu remonter tout mon matériel olfactif de ma cave (huiles essentielles, absolues, mat. de synthèse) et organiser mon atelier. Pendant que d’autres s’étripaient sur le dernier Angot, poil au dos, et que Baptiste Doisnel, pâtissier à Conflans, mettait une touche finale à sa nouvelle recette de religieuses à la gentiane. (Vous noterez combien rien ne m’échappe même si mon nez n’est pas plongé dans les livres ces temps-ci ; ce que je ne regrette en rien, holà non.)

Mon « orgue à parfums », donc, ainsi qu’on appelle le dispositif, se compose actuellement de 207 matières, dont les deux tiers sont naturelles (agrumes, bois, fleurs, épices, etc.), le reste « de synthèse » (esters, adléhydes, acides divers, isolats et autres molécules plus ou moins complexes). Une sélection triée sur le volet, pas tout à fait définitive, qui m’a pris plus de trois mois et m’a coûté, ça va sans dire, la peau de la tête. (Ou les yeux des fesses, c’est encore plus cher.)

Que vais-je faire de tout ça ? C’est assez vertigineux tous ces flacons, doublés voire triplés à cause des dilutions différentes. Car oui, que vous le sachiez, certaines matières sentent différemment en fonction de la dilution. Pur, à 10% dans de l’alcool éthylique, ou 1%, voire 0,1% pour le diméthyle sulfide, par exemple (composé soufré à l’odeur d’asperge, d’artichaut cuit…), eh bien ça compte dans le rendu olfactif. Autant vous dire que les possibilités de combinaisons sont infinies. Vertige.

Soyons clair : je ne suis pas né dans une rose à Grasse, ni ai un cursus de parfumeur, loin de là. J’ai juste un nez assez juste, de la curiosité et de l’imagination. Et un peu de temps. Pour l’heure, mon incursion dans ce vaste domaine se borne à tester des accords, des vibrations, des échos olfactifs, ce genre. Noter les choses avec précision. A deux, trois, quatre matières ensemble. Pouvoir reproduire. Etudier les effets de certaines matières étranges ; comment modifient-elles sensiblement une fragrance. Avancer doucement dans la nuit, le nez aux aguets, crayon en main. Faire des listes, classer les correspondances, éliminer les redondances. Travail de mémoire aussi. Savoir mettre une case visuelle, sensorielle, à « acétate de styrallyle » ou à « galbanum, Iran ». Retrouver « cis-3 hexenol », « coumarine » ou « verge d’or, Canada ». Différencier le « bois de rose », du « bois de ho » et du « linalol », trois matières extrêmement proches, la dernière étant un isolat des deux premières. Exercices quotidiens, à l’aveugle. Ne pas être pressé, surtout pas. Le temps est incompressible en parfumerie. Discipline solitaire, avec horizon lointain. Dernière case BD de n’importe quel Lucky Luke.

Que vais-je faire de tout ça, donc. Je fus photographe dans une autre vie, ceux qui me suivent le savent. Retrouver des images. Sans appareil, mais avec le nez pour objectif. Voilà ce qui m’intéresse ici : créer des images olfactives. Pour le moment. Des Photolfactives (tiens, je vais ajouter un ®, ça sonne bien ; et ça impressionne toujours un « ® », les gens se disent whaaa c’est un concept protégé !). Prenons une photolfactive® de base : l’odeur du citron : elle représente un citron. L’odeur de la rose : elle représente une rose. Mais là attention : L’absolue de rose = l’odeur de la rose moins quelque chose. Il y a plus de 500 composants chimiques (!) dans l’odeur vraie de la rose, très subtile et riche, bien plus que dans l’absolue de rose (dont la fleur ne lui a pas livré tous ses composants lors de la distillation) ; c’est en outre une odeur bien plus complexe que le simple alcool phényl-éthylique, molécule dont l’odeur est la plus proche de celle de la fleur naturelle. La nature est d’une richesse extrême, difficilement copiable. On peut s’en approcher, même d’assez près, grâce à des techniques comme la chromatographie en phase gazeuse (qui permet de lister en l’analysant une bonne partie d’une odeur), mais l’égaler absolument, dans le cas d’odeurs aussi complexes qu’une fleur à parfum, c’est impossible. Alors les parfumeurs, dont un des exercices est le « soliflore », tentent de revisiter la rose (ou le jasmin, la tubéreuse, le muguet…), qui en lui ajoutant un peu d’épice, qui en la rendant plus verte – en bouton –, qui en la soulignant de vanille pour la sucrer, etc ; en fait ils tournent autour, parfois pour des résultats tout à fait convaincants et exquis.

Des images olfactives, donc. Clic, clac. Une route sous la pluie. Clic. Une maison de campagne. Clac. Une corbeille de figues sèches et de noix. Quoi encore ? Un vieil ours en peluche d’enfance – avec ses oreilles mordillées. Des milliers d’images. Parfois simples, parfois « composites ».Tout cela a des odeurs assez précises et définies, quoique personnelles. Qui correspondent aux images. Personnelles elles aussi.

Un parfumeur travaille un peu comme un sculpteur : Il travaille par « formes olfactives », en architecturant l’ensemble autour d’une structure. Quand vous lisez par exemple, au sujet d’un parfum : « Composition lyrique et sensuelle autour d’un chypre cuiré », cela veut dire qu’autour de la base mousse de chêne/patchouli/bergamote/ciste – structure de base d’un chypre, avec du cuir – le compositeur va travailler probablement des muscs et des matières un peu « inattendues » (gardénia, oeillet, lotus blanc, etc.). Gardons bien à l’esprit que dans la parfumerie commerciale, mainstream, ces matières sont pour la plupart des reproductions synthétiques de matières naturelles, plus ou moins bien réussies. Ainsi quand vous lisez « freesia » ou « violette » dans la fiche produit d’un parfum parmi les autres notes, il est entendu qu’il n’y a pas l’ombre d’une trace du moindre pétale de freesia dans le flacon. Il y a de la « méthyl-ionone alpha ». C’est con mais c’est comme ça : c’est moins cher à produire, et plus pratique. Il est bon de s’en souvenir. Lady Gaga a sorti en grande pompe un parfum récemment nommé « Fame », avec de la belladone, de la jusquiame noire, de l’extrait de rat musqué, des matières vénéneuses quoi. Pas d’inquiétude : le service de com a soigneusement habillé le parfum d’une aura « dangereuse donc attirante » pour la nénette de base. Mais il n’y a que des matières de synthèse dans ce jus. (Des noms à donner tout autant de frissons remarquez.) A 45€ le flacon de 50ml, ce qui est peu onéreux vu l’ampleur de la campagne de pub, point de miracle. Rien que du travail sur l’image, l’affectif. (Et ça marche du feu de Dieu, les gamines se l’arrachent, alors qu’olfactivement ce parfum est une écoeurante marinade sans le moindre relief ni intérêt.)

C’est pour ça que certains parfums dits « de niche », où des matières nobles et chères sont utilisées (soutenues ou pas par de la synthèse), coûtent pas loin de 200€ le flacon. Ce qui est rare est cher ; même si d’aucuns exagèrent éhontément. (A titre d’exemple, 1 gramme d’absolue de narcisse de montagne, de fleur de caféier ou de genêt, coûtent pas loin de 50€… Ça calme hein, cinquante mille balles le kilo…) Cependant la différence au niveau olfactif est sensible ; ça n’a même rien à voir. Donc à vous de voir. Ou de sentir.

Pour ma part, et loin de vouloir concurrencer qui que ce soit sur le marché hyper encombré de la parfumerie – d’autant que je n’en aurais pas les capacités, encore moins les moyens –, je vais modestement ouvrir un blog parallèle à celui-ci, un blog olfactif si j’ose dire, qui va s’intituler Photolfactives. Première image sur laquelle je vais travailler : « Le vent dans les arbres ». C’est dit. Texte, image, fragrance. Et coetera. (Aj. lundi 22/10 : Je viens d’ouvrir ce blog : c’est .) Pour ceux que ça intéresse. (J’aurai notamment l’occasion de développer cette histoire de morphologie fréquentielle dont je parlais dans le billet précédent, et que le manque de place ne me permet pas trop de faire ici ; déjà que ce billet est assez long. Enfin, patience dans l’azur, respirez, profitez de l’air.)

Quant à la Brosse Gherta, ma bonne vieille reluiseuse électrique, ça continue, bien évidemment. Avec des billets parfois plus brefs, mais plus fréquents, plus méchants, plus virulents, plus déchirants, plus stupéfiants, plus terrifiants encore. Halala ;)

Tcho.

(PS : c’est comment l’odeur du vent au fait ? On la fait avec quoi ?  – Ah ça…  secret de sorcier mon p’tit ! Bientôt sur vos écrans.)

Parfum et nouveauté (2)

18 août 2012

Voilà quelques semaines que je traficote mes fioles de matières – j’en ai pour l’heure 150 en comptant un tiers de matières de synthèse –, à la recherche de « nouvelles senteurs » et autres accords inédits. C’est très présomptueux, assez absurde, mais je suis artiste, enfin c’est mon étiquette, alors me voilà pardonné – d’autant que je ne souhaite pas spécialement redevenir parfumeur (je l’ai été sans doute dans une autre vie, mais vous dire laquelle ?). J’explore, c’est tout, je me frotte, je tâte, je joue. Avec tranquillité, plaisir, et l’exactitude que me donne ma balance au millième de gramme. Je savais que la parfumerie était un art difficile, j’ai la certitude désormais que c’est un art… extrêmement difficile (et tant mieux).

Le b-a ba consiste à bâtir des accords dits classiques (chypre, par exemple, construit sur la mousse de chêne et la bergamote) et d’y apporter quelque modulation à l’aide de matières qui s’accordent pour élaborer un jus dont les molécules (dites « de tête, de coeur et de fond ») s’évaporeront progressivement. Tout est dans le choix et le dosage savant de ces matières. C’est un métier. Dix ans d’apprentissage en moyenne, pour celui ou celle qui part vraiment de zéro et veut la ceinture noire en « parfumerie fine ». Et comme partout, les génies sont rares, les places chères, le copinage de rigueur, et les déceptions nombreuses. Voilà pour le décor, le mythe est sauf. Pour plus de détails spécifiques, il vous suffit de taper « parfum » sur l’ami Google, sans lui faire mal si possible, et vous aurez une centaine de milliers de pages de renseignements. C’est un monde vaste.

Qui m’intéresse car il m’éclaire d’une manière que je soupçonnais sur le processus de création et ses analogies avec, par exemple, la musique (j’y viendrai plus bas, ou dans un autre billet si celui-ci s’avère long).

Voyons d’abord, suite de l’article précédent, cette affaire de nouveauté.

L’histoire de la parfumerie, millénaire faut-il le rappeler, compte une dizaine d’accords classiques – c’est peu –, à partir desquels les parfumeurs d’aujourd’hui tentent, pour certains, de réinventer la roue – autrement dit composer le parfum que, à l’instar de feu Jean-Baptiste Grenouille, tout le monde s’arrache. Dur labeur, cent fois sur le métier remis (surtout si les jus sont testés et re-testés, ce qui est commun dans les marques de grands groupes). Les parfumeurs sont évidemment aidés dans cette lourde tâche par une armée de communicateurs, fabricants d’image et autres publicitaires bardés de techniques manipulatoires. (Car c’est VOUS la star.)

Trouver, déjà, un truc qui sente bon, et si possible qui sente nouveau. (Ensuite viendra l’incontournable phase habillage/image dont j’ai parlé dans l’article précédent.)

Qui sente nouveau ?

Alors que, comme je l’ai dit déjà, plus de deux cents mille références existent et sont disponibles, web et magasins. (Imaginez un linéaire chez Untel Shop, avec 200.000 flacons, c’est une façade compacte de 3 mètres sur 100…) Sans compter le nombre vertigineux de parfums non référencés. Il convient, je crois, d’être humble quand on souhaite créer un « nouveau » parfum. Ou fou.

D’aucuns me diront que tout parfum est nouveau. Ils ont raison : il y aura toujours une différence, même infime, avec ceux de la même famille olfactive qui l’auront précédé. Mais il y a fort peu de chance qu’il soit neuf. Car pour qu’il soit neuf – c’est à dire qu’il repousse les limites de l’histoire de la parfumerie, il faudrait qu’il sorte du champ olfactif culturel d’une population donnée, à une époque donnée, en matière de parfums « portables ». Et c’est de plus en plus difficile. Possibilité est donnée, parfois, par les laboratoires qui inventent de nouvelles molécules, ou plus exactement de nouvelles sensations olfactives. Comme la calone (Givaudan), responsable de toute une vague de parfums à l’odeur marine-iodée – alors inédite – qui déferla ad nauseam sur le marché dans les années 90. Dans un premier temps la molécule est dite « captive », c’est à dire qu’elle n’est vendue (avec un petit ®) qu’à une maison de parfums qui en a acheté l’exclusivité – à prix fort évidemment. Une fois que la molécule est « libérée », d’autres maisons en profitent et le marché est inondé de parfums similaires, ne se différenciant que par l’habillage pour la plupart.

Or la découverte de molécules résolument « neuves » est de plus en plus rare. La champ olfactif contemporain se trouve de plus en plus saturé. On ne peut guère qu’affiner, travailler sur le volume ou la diffusion de telle ou telle fragrance, apporter une note un peu différente, etc. Mais inventer véritablement est de plus en plus ardu. Sur 2000 molécules que Givaudan (ou IFF, ou Firmenich, etc.) fabriquent annuellement, deux ou trois maximum sont mises sur le marché. Avec un sentiment de révolution olfactive de plus en plus faible ces dernières années. On dirait que ça se tarit, en tout cas pour le marché « mainstream », la grande distribution. Obligés d’adapter ce qui existe déjà. De ressortir, actualiser des fragrances disparues. « Comme en mode et en musique », noteront certains observateurs taquins.

On peut alors se pencher sur les « marchés de niche », les artisans-parfumeurs, les fous furieux, les indépendants qui se comptent par milliers de marques, voire par dizaines de milliers dans le monde (hé oui, il n’y a pas que Chanel, YSL, Dior, Guerlain, LVMH &Cie dans la parfumerie, holà non). Pour ces valeureux résistants les possibilités sont un peu moins minuscules de faire du neuf. Leur cible est plus restreinte, acquise à leur cause ; ils ne sont pas tenus de vendre leurs flacons par millions à l’International tests à l’appui. Ils peuvent donc tenter. Tenter des fragrances aux facettes intéressantes, parfois à la limite voire au delà. Apporter des notes osées, étranges, extrêmes… voire mono-molécule (type ambroxan) à leur clientèle plus exigeante et généralement mieux informée. Il y a en outre quelques (rares) artistes-nez, anglo-saxons, comme l’américain Christopher Brosius (avec sa ligne « I hate perfumes », non distribuée en France) ou la berlinoise Sissel Tolaas qui s’emploient à capter, traduire en fragrances les odeurs les plus inattendues. On approche alors de l’art conceptuel, parfois du « grand-n’importe-quoi » (encore qu’il faille le définir, tout est question de point de vue). Et il y a des amateurs, de plus en plus nombreux. Ceux qui veulent sortir des senteurs battues, qui cherchent la rareté, qui n’ont pas peur de plonger dans les abymes du souvenir, de croiser des senteurs de câbles d’ascenseur bien gras, de metro aux heures de pointe, parfois même de tombe ou d’hôpital…  Après, bon, c’est vrai, il faut pouvoir (et vouloir) les porter. Une autre affaire. En France, pays d’un classicisme parfois consternant, il semblerait que nous ne soyons pas encore prêts. La limite du « supportable » a été la collection Synthetics de Comme des Garçons, déjà jugée par trop conceptuelle (odeurs de garage, notes kérosène, plastique brûlé, ce genre). Chez Colette ça passe. Chez Séphora beaucoup moins…

Notons que c’est là, bien souvent, que le « discours-produit » et le travail pointu sur l’image et le contexte prennent tout leur sens pour venir aider une fragrance « étonnante » (c’est une litote) à sortir du flacon – et de l’ombre où elle resterait sans quoi hermétiquement confinée. Pas évident de faire évoluer les mentalités et l’on ne peut guère avancer plus vite que la musique. C’est pourtant bien le rôle de l’artiste ! (Encore faudrait-il que la parfumerie soit considérée comme un art majeur, et là c’est pas gagné – autre sujet de débat.)

En tant qu’artiste la question de la nouveauté – plutôt du neuf – m’est cruciale. Il est un principe qui a longtemps régi l’acceptation ou non de l’artiste dans le champ de l’art contemporain : la condition de nouveauté. L’oeuvre d’un artiste est déclarée « bonne », et donc acceptée, si elle est neuve. Sans quoi c’est de l’artisanat. Or on a vu que toute oeuvre, si elle est toujours nouvelle, a de moins en moins la possibilité – mathématique – d’être neuve puisque toutes les possibilités ou presque sont explorées. (Voir l’article ici, sur la photographie et la musique, où le problème est récurrent…)

Pour sortir de cette impasse créative, j’en viens à me dire qu’il faut désormais considérer le neuf selon deux points de vues très distincts : celui de l’historien, et celui du consommateur. L’historien, contrairement au consommateur non spécialiste, connaît toute l’histoire. Il a en principe une vision totale, verticale et documentée, de ce qui a déjà été fait. Il attend la suite de la pile pour valider. Il attend, parfois longtemps, ce qu’il estime être neuf dans son domaine d’expertise (parfumerie, peinture, littérature, peu importe). Le consommateur, lui, n’a pas de vision globale, il débarque plein champ, à un moment donné. Il voit, il sent, ou commence à lire ce qui lui tombe sous la main ; s’il aime il achète, voilà tout. Peu lui importe que ce soit neuf ou pas : pour lui, hic et nunc, ça l’est.

Tout est neuf pour celui qui arrive.

Loin des balises de l’art officiel, l’accès à tout, tout le temps et depuis partout que permettent les réseaux a transformé le paradigme de la nouveauté : plus que jamais, toute rencontre peut être nouvelle. Toute rencontre – avec une création – peut être une première fois. Chacun son expérience, chacun son histoire.

Il n’y a pas si longtemps l’artiste devait passer les fourches caudines de l’Institution pour être déclaré « artiste officiel ». Les critiques et autres historiens d’art donnaient leur avis, vérifiaient surtout si la « condition de nouveauté » était respectée. Si oui, il entrait peu ou prou dans l’Histoire (Allez hop ! un de plus !).

C’est de moins en moins vrai, et possible, aujourd’hui.

Désormais, la voie du neuf étant saturée dans pas mal de domaines, l’artiste est libre. Il lui suffit de rassembler. De créer sa niche, son réseau et de croître, en proposant nouveauté sur nouveauté à des « gens qui arrivent », sans trop tenir compte de « l’Histoire ». Ce qui n’est pas forcément simple, ne nous emballons pas.

« Je vois nos institutions luire d’un éclat semblable à celui des constellations dont les astronomes nous apprennent qu’elles sont mortes depuis longtemps déjà. » (Michel Serres in Petite Poucette)

La prochaine fois je rentrerai plus dans le vif du sujet – la création de fragrances – en proposant une réflexion sur la morphologie « fréquentielle » des accords dans la musique et le parfum. Dissonance ou pas dissonance ? Harmonie quand tu nous tiens ;-)

(Mais là je repars en vacances, c’est terrible la vie d’artiste ! J’en ai profité, aujourd’hui si caniculaire, pour descendre toutes mes matières à la cave (huiles essentielles, absolues, CO2, etc.) car au-dessus de 25°C tout est bousillé, flingué par la chaleur. J’ai déjà perdu un vétiver de Haïti, je l’aimais beaucoup. R.I.P)

De la perception du parfum (1)

20 juin 2012

Depuis quelques temps je m’intéresse à la création de parfum et, vraiment, je me régale. D’abord par goût : mon défunt pharmacien de père, grand amateur de plantes et de fleurs, m’a depuis toujours rendu très attentif aux odeurs de toutes sortes, bonnes ou mauvaises, voire épouvantables – encore que tout soit relatif et personnel… ; ensuite parce qu’aborder un parfum sur le plan créatif ou simplement olfactif est une expérience perceptive multi-sensorielle intéressante, fascinante si l’on y prête un peu d’attention : sauf à faire un test à l’aveugle, on ne sent pas qu’avec le nez, oh non, mais aussi avec les yeux, le bout des doigts ou des papilles, parfois même avec l’ouïe… Par exemple l’odeur du zeste de citron fait appel à l’image d’un citron ; ainsi même en l’absence du fruit perçoit-on cette odeur comme jaune clair et vive, (si l’on nous demande de la dessiner mettons…) contrairement à l’odeur du chocolat, perçue généralement comme brun chaud… Il y a presque toujours association odeur-image, c’est la dimension synesthésique de l’odorat. Un son grinçant, pour parler de l’ouïe, évoquera plus l’odeur aigre du tabac froid – et sa couleur grisâtre – que celle de la rose ou la rondeur laiteuse du magnolia…  Eh oui : on sent avec le cerveau surtout, avec ce qu’il a « appris » (une sorte de bibliothèque née de l’expérience, du vécu), c’est lui qui appréhende l’ensemble, fait le tri et juge – s’il y parvient, car pour certains la « bibliothèque » est très réduite. Sans compter l’aspect mémoriel, donc émotif, de l’affaire (la fameuse madeleine de Proust).

C’est donc une expérience de perception assez complète qui s’offre là, et je me devais de m’en rapprocher un jour où l’autre, d’autant que ce qu’il y a autour du parfum, c’est à dire « l’image », son étude, a été pour une bonne part de ce qui me fait courir en ce monde jusqu’à aujourd’hui. S’il est un domaine où l’image est capitale entre toutes c’est bien celui de la parfumerie ; par image entendez le « contenant », l’emballage, l’habillage flacon, le discours-produit, la publicité, le « rêve » instillé, etc.
Dans le domaine du vin on dit souvent « on boit l’étiquette » ; entendu que la perception du breuvage est peu ou prou influencée par la provenance de la bouteille, son prix – très important le prix ! –, les conditions psychologiques de dégustation, et même parfois le décolleté de la femme du patron ; en fait le contexte. Même des professionnels s’y font prendre.

C’est encore plus vrai pour le parfum. On sent l’étiquette. Ainsi que le prix du flacon : un parfum très cher aura tendance a sentir très bon, à être « sublime »…

Mettez, sans le dire, du Chanel N°5 dans une bouteille de Heineken munie d’un spray et faites tester la fragrance sur un parking d’hypermarché ; il y a de fortes chances pour que celle-ci soit perçue plutôt négativement (même pour les accros au N°5), alors que si l’expérience est conduite dans une boutique feutrée des Champs Elysées, avec le flacon d’origine et Brad Pitt dans les environs (il est la nouvelle égérie du parfum (!) ), la fragrance sera jugée « divine » (même au nez de ceux qui ne la connaissaient pas).

L’expérience inverse est tout aussi troublante : mettez du jus de pastèque dans un flacon design « Comme des Garçons », vous trouverez un nombre considérable de « perfumistas » qui trouveront ce parfum « léger mais très intéressant, très frais »… (avant de se rendre compte qu’il colle un peu – pardon qu’il est un peu « sticky »…)

Il faut faire avec cette forme de conditionnement psychologique : on voit ce que l’on compte voir. On lit ce que l’on compte lire. Et bien sûr on sent ce que l’on compte sentir. Tout est dans le cerveau, en amont. C’est surtout ce phénomène qui m’intéresse. Le contenant et le contexte face au contenu. L’habit qui, chose de plus en plus commune dans notre société de l’apparence, fait le moine. Et parfois se moque un peu de nous. A notre insu, mais avec le contrôle et le savoir-faire de ceux qui ont tout orchestré.

Peu de gens savent que le prix de revient du « jus » d’un flacon de parfum (« jus » est le terme adéquat, même si c’est assez laid) correspond à moins de 10% du prix total en boutique. Le parfum est sans doute le seul produit du marché qui accuse un tel différentiel entre le prix du produit réellement consommé – matières premières + alcool dénaturé – et son emballage, sa mise en scène, sa (re)présentation… En somme son spectacle (relire Debord…)

L’Eau Sauvage, de Christian Dior, eau de toilette assez ancienne, était un peu moribonde, oubliée, quoiqu’excellente dans sa formulation. On l’a ressuscitée du jour au lendemain en lui collant l’image d’Alain Delon dans sa période beau gosse-rebelle, à grands renforts de publicités un peu partout. Plus que ressuscité même : cette eau fraîche (mais sauvage !) est sur le podium des meilleurs ventes actuellement. Merci Alain.

L’image. Le marketing. La mode du « revival » et le star-system. Quatuor gagnant du temps cyclique. L’odeur vient bien après. (Il faut quand même que ça sente bon. Minimum syndical.)

Certes, je suis un peu taquin. Mais vous me connaissez. Et puis dans le fond je n’ai rien contre ce phénomène de perception « faussée », car choisir un parfum concerne et convoque TOUS les sens, y compris celui du sacrifice (il y a des flacons à 300€ les 50ml, voire bien davantage…), c’est là le secret de cette industrie dite « du luxe ».

Outre les sites commerciaux ou très techniques, il y a peu de blogs intéressants sur le monde du parfum, par rapport à ceux consacrés à, mettons, la littérature, le cinéma, le sport ou la cuisine… En France il y en a une dizaine, c’est à peu près tout – qui sont excellents cela dit, et rédigés par des professionnels ou des passionnés érudits, cultivés. Les pages de magazines, quant à elles, sont quasi muettes – et rares – sur ce sujet ; à part les abondantes pages de pub (flacon + mannequin ou star), rien de bien captivant, ce ne sont que des réécritures de dossiers de presse. C’est que la critique un tant soit peu objective du parfum est complexe : on ne sait pas parler des odeurs avec des mots pertinents sans dire trop de bêtises. On n’a pas appris à le faire, ni à l’école, ni nulle part. Le nez, organe pourtant fondamental, est le parent pauvre des sens quand il s’agit de caractériser une fragrance, de la décrire. La poésie olfactive est d’un abord difficile. Le commun des mortels dira « oui, ça sent bon, ça me rappelle ceci ou cela, c’est fleuri et ça tient bien » ou « il est super mais pas sur moi, il vire sur ma peau… », les mots s’arrêteront là. (Alors que pourtant il est accro, il « adore » ce parfum, ou « déteste » celui-ci sans savoir exactement expliquer pourquoi.) Quand il entendra ou lira « L’envolée hespéridée, soutenue par un petitgrain bigarade du Paraguay fusant et rieur, enveloppé dans la verdeur ombrée et humide du galbanum, laisse venir sans trop y croire un coeur de fleurs blanches dosées comme il faut – l’oeillet, magnifique et finement poivré, veille à l’équillibre d’un jasmin Sambac bousculé de violettes –, charpenté par un bois de rose-iris très « Chloé » dont la vibration poudrée mais modernisée à l’hédione ravira de toute évidence la femme « à bouquets » (etc.) », quand il lira ceci donc, il est probable qu’il reste interdit en levant les sourcils, ou qu’il éclate de rire. Mais il y a peu de chance qu’il saisisse réellement ce qui s’est dit ici. Les arcanes d’une fragrance sont assez mystérieuses pour le profane. C’est peut-être ce qui l’attire d’ailleurs. Ce mystère insondable, cette alchimie protégée. Il ne veut pas savoir si ça se trouve, il veut juste que ça lui convienne, que ça l’enchante, voilà. D’autre part, l’amateur de parfum ne dispose pas, secret oblige, de la liste complète des constituants de sa liqueur préférée, malgré quelques indications sur l’emballage ou sur des sites spécialisés comme l’excellent Fragrantica (base de donnée exhaustive de près de 200 mille parfums, des plus anciens aux plus récents. Vous avez bien lu : deux cents mille). (Autant vous dire qu’il y en a pas mal qui se ressemblent de ces parfums…)

Pour parler, justement, de « ceux qui se ressemblent », la question qui se pose est : quid de la nouveauté en parfumerie ? (Ceux qui me suivent savent à quel point je suis intéressé par cette problématique-là.)

La nouveauté en parfumerie fera l’objet d’un second volet, traité ici prochainement. On parlera aussi des parfums « de niche », loin du marché mainstream des grandes marques (conçu pour plaire à toute la planète). En attendant, je retourne à mes huiles essentielles, macérations et autres absolues…

PS : au fait, qui a une réponse à la question suivante : on dit « nez » en parfumerie pour désigner le créateur de parfum. Pourquoi ne pas dire « oeil » quand il s’agit d’une création visuelle ? Ou « oreille » dans une création musicale ? (Mon beau-frère est « oreille » chez Universal Music, ça sonne bien non ? Ou Karl Lagerfeld est « oeil » chez Chanel – alors que Jacques Polge en est le « nez »…)