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De la perception du parfum (1)

20 juin 2012

Depuis quelques temps je m’intéresse à la création de parfum et, vraiment, je me régale. D’abord par goût : mon défunt pharmacien de père, grand amateur de plantes et de fleurs, m’a depuis toujours rendu très attentif aux odeurs de toutes sortes, bonnes ou mauvaises, voire épouvantables – encore que tout soit relatif et personnel… ; ensuite parce qu’aborder un parfum sur le plan créatif ou simplement olfactif est une expérience perceptive multi-sensorielle intéressante, fascinante si l’on y prête un peu d’attention : sauf à faire un test à l’aveugle, on ne sent pas qu’avec le nez, oh non, mais aussi avec les yeux, le bout des doigts ou des papilles, parfois même avec l’ouïe… Par exemple l’odeur du zeste de citron fait appel à l’image d’un citron ; ainsi même en l’absence du fruit perçoit-on cette odeur comme jaune clair et vive, (si l’on nous demande de la dessiner mettons…) contrairement à l’odeur du chocolat, perçue généralement comme brun chaud… Il y a presque toujours association odeur-image, c’est la dimension synesthésique de l’odorat. Un son grinçant, pour parler de l’ouïe, évoquera plus l’odeur aigre du tabac froid – et sa couleur grisâtre – que celle de la rose ou la rondeur laiteuse du magnolia…  Eh oui : on sent avec le cerveau surtout, avec ce qu’il a « appris » (une sorte de bibliothèque née de l’expérience, du vécu), c’est lui qui appréhende l’ensemble, fait le tri et juge – s’il y parvient, car pour certains la « bibliothèque » est très réduite. Sans compter l’aspect mémoriel, donc émotif, de l’affaire (la fameuse madeleine de Proust).

C’est donc une expérience de perception assez complète qui s’offre là, et je me devais de m’en rapprocher un jour où l’autre, d’autant que ce qu’il y a autour du parfum, c’est à dire « l’image », son étude, a été pour une bonne part de ce qui me fait courir en ce monde jusqu’à aujourd’hui. S’il est un domaine où l’image est capitale entre toutes c’est bien celui de la parfumerie ; par image entendez le « contenant », l’emballage, l’habillage flacon, le discours-produit, la publicité, le « rêve » instillé, etc.
Dans le domaine du vin on dit souvent « on boit l’étiquette » ; entendu que la perception du breuvage est peu ou prou influencée par la provenance de la bouteille, son prix – très important le prix ! –, les conditions psychologiques de dégustation, et même parfois le décolleté de la femme du patron ; en fait le contexte. Même des professionnels s’y font prendre.

C’est encore plus vrai pour le parfum. On sent l’étiquette. Ainsi que le prix du flacon : un parfum très cher aura tendance a sentir très bon, à être « sublime »…

Mettez, sans le dire, du Chanel N°5 dans une bouteille de Heineken munie d’un spray et faites tester la fragrance sur un parking d’hypermarché ; il y a de fortes chances pour que celle-ci soit perçue plutôt négativement (même pour les accros au N°5), alors que si l’expérience est conduite dans une boutique feutrée des Champs Elysées, avec le flacon d’origine et Brad Pitt dans les environs (il est la nouvelle égérie du parfum (!) ), la fragrance sera jugée « divine » (même au nez de ceux qui ne la connaissaient pas).

L’expérience inverse est tout aussi troublante : mettez du jus de pastèque dans un flacon design « Comme des Garçons », vous trouverez un nombre considérable de « perfumistas » qui trouveront ce parfum « léger mais très intéressant, très frais »… (avant de se rendre compte qu’il colle un peu – pardon qu’il est un peu « sticky »…)

Il faut faire avec cette forme de conditionnement psychologique : on voit ce que l’on compte voir. On lit ce que l’on compte lire. Et bien sûr on sent ce que l’on compte sentir. Tout est dans le cerveau, en amont. C’est surtout ce phénomène qui m’intéresse. Le contenant et le contexte face au contenu. L’habit qui, chose de plus en plus commune dans notre société de l’apparence, fait le moine. Et parfois se moque un peu de nous. A notre insu, mais avec le contrôle et le savoir-faire de ceux qui ont tout orchestré.

Peu de gens savent que le prix de revient du « jus » d’un flacon de parfum (« jus » est le terme adéquat, même si c’est assez laid) correspond à moins de 10% du prix total en boutique. Le parfum est sans doute le seul produit du marché qui accuse un tel différentiel entre le prix du produit réellement consommé – matières premières + alcool dénaturé – et son emballage, sa mise en scène, sa (re)présentation… En somme son spectacle (relire Debord…)

L’Eau Sauvage, de Christian Dior, eau de toilette assez ancienne, était un peu moribonde, oubliée, quoiqu’excellente dans sa formulation. On l’a ressuscitée du jour au lendemain en lui collant l’image d’Alain Delon dans sa période beau gosse-rebelle, à grands renforts de publicités un peu partout. Plus que ressuscité même : cette eau fraîche (mais sauvage !) est sur le podium des meilleurs ventes actuellement. Merci Alain.

L’image. Le marketing. La mode du « revival » et le star-system. Quatuor gagnant du temps cyclique. L’odeur vient bien après. (Il faut quand même que ça sente bon. Minimum syndical.)

Certes, je suis un peu taquin. Mais vous me connaissez. Et puis dans le fond je n’ai rien contre ce phénomène de perception « faussée », car choisir un parfum concerne et convoque TOUS les sens, y compris celui du sacrifice (il y a des flacons à 300€ les 50ml, voire bien davantage…), c’est là le secret de cette industrie dite « du luxe ».

Outre les sites commerciaux ou très techniques, il y a peu de blogs intéressants sur le monde du parfum, par rapport à ceux consacrés à, mettons, la littérature, le cinéma, le sport ou la cuisine… En France il y en a une dizaine, c’est à peu près tout – qui sont excellents cela dit, et rédigés par des professionnels ou des passionnés érudits, cultivés. Les pages de magazines, quant à elles, sont quasi muettes – et rares – sur ce sujet ; à part les abondantes pages de pub (flacon + mannequin ou star), rien de bien captivant, ce ne sont que des réécritures de dossiers de presse. C’est que la critique un tant soit peu objective du parfum est complexe : on ne sait pas parler des odeurs avec des mots pertinents sans dire trop de bêtises. On n’a pas appris à le faire, ni à l’école, ni nulle part. Le nez, organe pourtant fondamental, est le parent pauvre des sens quand il s’agit de caractériser une fragrance, de la décrire. La poésie olfactive est d’un abord difficile. Le commun des mortels dira « oui, ça sent bon, ça me rappelle ceci ou cela, c’est fleuri et ça tient bien » ou « il est super mais pas sur moi, il vire sur ma peau… », les mots s’arrêteront là. (Alors que pourtant il est accro, il « adore » ce parfum, ou « déteste » celui-ci sans savoir exactement expliquer pourquoi.) Quand il entendra ou lira « L’envolée hespéridée, soutenue par un petitgrain bigarade du Paraguay fusant et rieur, enveloppé dans la verdeur ombrée et humide du galbanum, laisse venir sans trop y croire un coeur de fleurs blanches dosées comme il faut – l’oeillet, magnifique et finement poivré, veille à l’équillibre d’un jasmin Sambac bousculé de violettes –, charpenté par un bois de rose-iris très « Chloé » dont la vibration poudrée mais modernisée à l’hédione ravira de toute évidence la femme « à bouquets » (etc.) », quand il lira ceci donc, il est probable qu’il reste interdit en levant les sourcils, ou qu’il éclate de rire. Mais il y a peu de chance qu’il saisisse réellement ce qui s’est dit ici. Les arcanes d’une fragrance sont assez mystérieuses pour le profane. C’est peut-être ce qui l’attire d’ailleurs. Ce mystère insondable, cette alchimie protégée. Il ne veut pas savoir si ça se trouve, il veut juste que ça lui convienne, que ça l’enchante, voilà. D’autre part, l’amateur de parfum ne dispose pas, secret oblige, de la liste complète des constituants de sa liqueur préférée, malgré quelques indications sur l’emballage ou sur des sites spécialisés comme l’excellent Fragrantica (base de donnée exhaustive de près de 200 mille parfums, des plus anciens aux plus récents. Vous avez bien lu : deux cents mille). (Autant vous dire qu’il y en a pas mal qui se ressemblent de ces parfums…)

Pour parler, justement, de « ceux qui se ressemblent », la question qui se pose est : quid de la nouveauté en parfumerie ? (Ceux qui me suivent savent à quel point je suis intéressé par cette problématique-là.)

La nouveauté en parfumerie fera l’objet d’un second volet, traité ici prochainement. On parlera aussi des parfums « de niche », loin du marché mainstream des grandes marques (conçu pour plaire à toute la planète). En attendant, je retourne à mes huiles essentielles, macérations et autres absolues…

PS : au fait, qui a une réponse à la question suivante : on dit « nez » en parfumerie pour désigner le créateur de parfum. Pourquoi ne pas dire « oeil » quand il s’agit d’une création visuelle ? Ou « oreille » dans une création musicale ? (Mon beau-frère est « oreille » chez Universal Music, ça sonne bien non ? Ou Karl Lagerfeld est « oeil » chez Chanel – alors que Jacques Polge en est le « nez »…)